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Fenêtres sur le passé

1938

Nos vieux Kerhorres
- Article 5 sur 6 -

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Source : La Dépêche de Brest 29 juillet 1938

 

Ce petit café du Passage est propre comme un carré d'équipage.

La servante se tient debout derrière son comptoir surélevé, comme un capitaine à sa passerelle.

 

En face, il y a un vieux navire qui a fini de naviguer et qui dort au soleil, couché sur le côté, comme un homme.

C'est un ancien qui m'avait dit :

« Allez donc voir au pays de l'escadre disparue ».

 

L'escadre disparue... comme c'était vrai.

Près de cent bateaux dont les équipages laborieux animaient la rade.

Tous sont morts ou presque.

Mais il existe encore quelques-uns de ces marins courageux qui leur donnaient la vie.

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L'homme, roulant de larges épaules, la figure souriante, me tendit une main garante de toute franchise.

Il avait le visage encadré de cheveux noirs.

— J'ai 70 ans... alors, vous comprenez, maintenant c'est la partie de boules, dit le père.

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Mon compliment le fit bien rire.

— Trinquons d'abord, reprit-il en levant son verre.

« Je suis Kerhorre, fils de Kerhorre et même petit-fils.

J'en suis fier, car tous furent de bons marins, des hommes qui regardaient le danger en face

et jouaient la chance à coups d'avirons.

 

« Moi je suis encore jeune, car enfin, à 70 ans, on a bon pied, bon œil... »

 

Ainsi parlait M. René Berthou, l'une des figures sympathiques du vieux Kerhuon.

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— J'ai un camarade qui a présentement 90 ans.

Un gaillard qui lit sans lunettes et qui tient bien sa place à table.

Vous avez peut-être entendu parler de Jean-Marie Leroux, dit « Pili »?

 

— En effet...

 

— Il habite plus loin.

Eh bien, Pili possédait un autre surnom : « L'as », l'as des pêcheurs.

C'est vous dire que le « grand-père » a été quelqu'un.

Il a eu des aventures étonnantes et ne compte plus les « pêches miraculeuses ».

 

« Quand on était sur son bateau, il fallait s'attendre à des coups durs, car le mauvais temps ne fit jamais reculer Pili.

 

« Un exemple entre mille : Vers 1880, il péchait par grosse mer dans l'archipel de Molène.

La barque dansait au milieu des brisants. Le « daguel » devenait de plus en plus violent.

Plus de voiles en vue. On péchait quand même.

 

« Le bateau s'approchait dangereusement de la cote basse, car le grain fraîchissait.

Hardi les gars, aux avirons ! Il faut jouer la grande partie !

 

« Rien à faire.

Les mains se crispent sur les avirons lourds que poussent des forces irrésistibles.

On est mouillé jusqu'à la chemise, on serre les dents sous l'effort. Tout va à la « valdringue » dans le bateau.

 

Alors Pili prit une décision étrange et d'un courage extraordinaire :

Laisser porter vers la terre qui se confondait avec l'écume sournoise.

Le tout esc d'arriver avec une belle barre de houle...

On y est... Souquez à pleins bras ! Comme aux régates.

 

« C'est un bond prodigieux sur la crête échevelée d'une vague énorme. On joue sa vie en trois secondes...

 

« Et le bateau de Pili se retrouva brusquement au sec, dans un champ.

Le patron avait ramené tous les siens, sains et saufs. Et la pêche avec ! ».

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M. René Berthou, évoquant cette page peut-être unique dans les annales de la côte, avait retrouvé toute sa jeunesse.

Il tournait la tête vers cette vieille cale du Passage sur laquelle tant de fois il avait, lui aussi, lancé ses amarres.

 

— Si vous aviez vu, reprend-il, ce que pouvait être autrefois l'inspection des bateaux Kerhorres !

Ça c'était bien le grand jour.

Là, tout à côté, une centaine de bateaux, pavillon en tête de mât, et les équipages en fête.

On ne reverra plus rien de pareil ici...

 

« Il y avait là des marins étonnants, des hommes bâtis en cœur de chêne, si vous voulez.

Je crois que le premier de chez nous qui s'en fut travailler jusqu’à Ouessant, pour trouver des pêches nouvelles,

était un nommé Baot, de Kerhuon.

 

« De maxime, il n'y en avait qu'une : « Au bout le bout ! »

Et avec ça on va parfois très loin.

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— Bien des drames sont venus endeuiller notre petit pays aux temps où nous naviguions tous, ou presque.

 

« C'est vers 1880 également qu'un grand malheur frappa une famille bien connue.

 

« René G..., avait fait une belle pêche du coté de Landévennec.

Ce jour-là, la rade était mauvaise.

Le patron n'aurait pas reculé pour si peu.

Au retour, sa barque heurta une bouée invisible dans le clapotis.

 

« La coque fut éventrée, car elle était déjà bien vieille.

Ce fut un naufrage effroyable.

L'équipage était compose de la sœur du patron, de sa belle-sœur et de son fils, qui n'avait que 14 ans.

 

« Voilà tout le monde à l'eau.

Les deux femmes furent englouties les premières, dans le désordre des agrès flottants.

 

« Le mousse réussit à se cramponner à un aviron.

Dans le vent, le père criait au petit : « Tiens bon, mon gars, croche dur. J'arrive ».

 

« Le vent mauvais emportait ces exhortations.

Quand la lutte sans merci fut terminée, l'enfant avait disparu sous les flots.

Seul le patron survécut à cette tragique aventure.

 

«  C'était la rançon de notre vie errante sur mer, avec tant de volonté de bien faire et si peu de moyens.

 

« Quelques jours après, un Kerhorre, Le Jeune, que l'on appelait « Ruz » ou « Ru », ramena dans sa drague

le corps de la sœur de René G..., morte en accomplissant son devoir quotidien.

 

« Quant aux autres... je ne sais plus ».

 

Le vieil homme tira sa casquette bleue pour la poser sur la table.

 

P.-M. LANNOU

(A suivre).

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