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Fenêtres sur le passé

1938

Nos vieux Kerhorres
- Article 6 sur 6 -

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Source : La Dépêche de Brest 30 juillet 1938

 

— Cela ne vous dira peut-être pas grand'chose, mais c'est un Kerhorre authentique qui a inventé la drague à dents.

C'est lui encore, Jean Bernicot, qui, vers 1880, découvrit les magnifiques bancs du Poulmic où les praires pullulent...

 

M. Berthou avait conscience de rendre ainsi un juste hommage à un homme qui « avait eu l'idée. »

 

— Après tout, reprit-il, mieux valait Inventer la drague à dents qu'une bombe perfectionnée...

 

C'était bien vrai.

Depuis 1880, la fameuse drague marche et marche bien.

Jean Bernicot est mort en 1891, après avoir mené une vie toute simple d’un brave homme.

 

.Mon compagnon se mit tout à coup à rire :

— Il avait aussi inventé le « tourne vire », qui était en somme le complément de la drague.

 

Pendant un temps il put garder pour lui le fruit de sa trouvaille.

Chacun s'extasiait devant ses belles pêches.

Mais il fut littéralement « pisté » par ses compagnons de travail.

Finalement le secret de Jean Bernicot fut le secret de polichinelle.

 

« Celui-là a permis à beaucoup d'autres de mieux gagner leur pain et pour cela même il faut se souvenir de lui. »

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L'histoire toute simple et cruelle d'un naufrage :

— Ça encore, dit le vieil homme, c'est une page de chez nous.

Il n'y en a peut-être plus beaucoup qui s'en souviennent.

 

« Les deux frères Talagas étaient embarqués sur le même bateau, avec Coatpen et Briand.

Ils péchaient dans l'archipel de Molène.

Nuits de lutte sournoise au milieu des récifs casqués d’écume.

Lutte avec le vent, lutte avec les vagues, à la lueur indécise d'un fanal.

Ceux qui n'ont pas été une nuit dans une barque en compagnie de la mort vigilante ne savent pas ce que c'est...

 

« Ce jour-là, le temps était assez maniable, mais la houle était très forte.

Les Talagas ne voulurent écouter personne, car ils en avaient vu bien d'autres.

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« Hissez la misaine ! Et en route !

« En route...

« En route vers l'éternité avec un cœur qui bat très fort dans la poitrine, sous le tricot de grosse laine.

« En route...

« Une demie heure plus tard, le bateau était pris dans un tourbillon et chavirait.

« On n'en a rien retrouvé.

« Quatre Kerhorres étaient morts en frères.

« C'est le vent qui emporta leur dernier adieu. »

 

— On pourrait en évoquer bien d’autres de ces souvenirs lancinants.

Par exemple, l'histoire d'Yvonnick :

« Celui-là non plus on ne l'a pas oublié ici.

« Il était de ceux qui avaient Le Conquet pour base.

« Je dis Yvonnick, mais cela n'est pas complet.

« Il s'agit d'Yvonnick Monot qui, par tous les temps, commandait l'appareillage.

« C'était un gars hardi entre tous et nous le connaissions pour tel.

« Avec sa barque après avoir « coubanné », il aurait tenté des aventures impossibles.

 

« Un jour — cela se passait, je crois, en 1910 — Yvonnick avait fait par grosse mer une belle pêche

aux environs des Pierres Noires.

 

« Il revint la débarquer au Conquet et décida de reprendre le large aussitôt après.

« Pour franchir les mauvais passages, Monot avait l'habitude d'invoquer le ciel.

« C'est l'histoire de bien des marins qui, dans un moment de désespérance se confient à Sainte Anne.

 

« Les histoires de naufrages sont très simples.

« Prise dans un remous, la barque de Monot chavira. »

 

« Encore une fois, quatre Kerhorres mouraient au milieu des flots noirs, dans l'angoisse d'une agonie brutale.

 

« Imaginez-vous ce que c'est que de terminer sa vie sous les étoiles, seul effroyablement ?

« Seul sur la mer hargneuse, dont ne peut attendre aucune merci ?

« Quatre hommes ne sont pas revenus au pays. »

 

M. Berthou égraine ses souvenirs comme un chapelet.

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— Le vent soufflait, ce jour d'octobre 1922, avec une dangereuse violence reprit-il.

Les frères Leroux ramenaient une belle pêche à Brest.

 

« Leur bateau dansait sur la mer déserte.

« C'est à peine si on distinguait au loin la pointe Saint-Mathieu entre deux grains.

« Les gars devaient se cramponner à bord pour étaler le coup.

« Avec ça, il ne faisait pas chaud sous le ciré trempé.

« Ce fut le drame.

« Une rafale plus forte, plus brutale... la barque chavire.

« Rien en vue, c'est la fin d'un bel équipage.

 

« Le bateau flotte entre deux eaux, sous voile, comme un vaisseau fantôme !  

« La nuit tombe sur la mer en démence.

 

« Les quatre Kerhorres se sont un moment réunis sur l'épave incertaine.

« Minutes effroyables en tête à tête avec la mort.

 

« Terrassé par le froid et la fatigue, le patron fut emporté.

« Son fils tenta de se sauver à la nage et mourut vaincu par l'effort.

 

« Le matelot s'était attaché au mât de misaine.

« Arrivé à l'extrême limite de l'épuisement, il succomba après avoir crié adieu à ses compagnons.

 

« Pierre Leroux, le quatrième se trouva seul.

« La nuit allait bientôt tout effacer.

« Ceux qui étaient morts les premiers étaient peut-être les plus heureux.

 

« Une heure plus tard, au moment où il allait plonger dans l'éternité, le marin fut sauvé par un navire.

« Sans cela on n'aurait jamais rien su de l’effroyable tragédie.

« Quelques jours plus tard, Leroux reprenait la mer.

 

« C'est l'un des derniers Kerhorres, avec Pierre Laurent, Jean Leroux dit Jean Legars, les frères Léost et Rolland... »

Mon ami regardait droit devant lui, il regardait par la fenêtre du petit café,

peut-être le vaisseau mort qui dormait au soleil.

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— Vous m'avez dit que Kerhuon et Camfrout étaient le pays de « l'escadre disparue ».

Cette escadre s'est dispersée, est morte lentement parce que la vie était trop dure.

Mais son souvenir est resté vivant... »

 

Le vieil homme ne répondit pas. 

Il pensait à tous ces gars courageux qu'il avait connus au temps de sa jeunesse laborieuse.

 

— Trinquons quand même ! dit-il. 

— Aux Kerhorres, braves gens de chez nous !

 

FIN

 

P. M. Lannou

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