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Fenêtres sur le passé

1938

Le naufrage de l'Étoile Matutine
par Pierre Avez
- Article 6 sur 7 -

 

Le procès Matutine.jpg

Source : La Dépêche de Brest 5 décembre 1938

 

Si réticents qu'eussent été les Pagans, l'enquête avait tout de même permis d'établir certaines responsabilités.

Le brigadier de gendarmerie, qui connaissait toutes les finesses du breton, avait cuisiné habilement, après l'avoir grisée, une sorte de « Marie-couche-toi-là », aux trois quarts faible d'esprit :

Barba-Loïza, et la pauvre fille avait avoué tout ce qu'on avait voulu et même davantage.

 

Sa déposition, rapprochée de celles des Hollandais et des deux douaniers, qui n'avaient pas manqué de relever le signalement des barques mouillées autour de l'épave, entraîna l'arrestation de vingt chefs de famille sur lesquels pesaient les plus lourdes présomptions.

 

Le menu fretin des receleurs d'épaves ne fut pas inquiété, en raison des services rendus dans le sauvetage.

An Tad, à qui son grand âge avait valu d'être maintenu en liberté provisoire, sollicita la faveur de partager le sort de ses compagnons.

Il fut enchaîné avec Chouan et les autres suivirent, deux par deux, dans un grand tumulte de sabots.

 

Ils effectuèrent ainsi le trajet de Plouguerneau à Brest et, tout le long de la route, les gens s'interrogeaient sur les crimes qu'avaient pu commettre ces gueux, si misérablement vêtus.

Parfois, un gendarme d'escorte condescendait à les renseigner du haut de son grand cheval bai :

« Mais, voyons ! Ce sont les naufrageurs de l'Étoile Matutine ».

 

L'Étoile Matutine !

Ce nom ne disait rien à personne, mais plusieurs protestèrent qu'on en usait bien sévèrement avec de pauvres bougres qui n'avaient fait en somme que suivre une coutume locale.

Les forçats n'étaient pas autrement traités.

 

L'instruction fut longue, mais n'ajouta rien à l'enquête, An Tad persistant à revendiquer toute la responsabilité de l'affaire.

Quant à Chouan, il continuait à se taire avec une obstination farouche et les geôliers ne regardaient pas, sans une sorte de considération horrifiée, cet emmuré volontaire, promis à une mort certaine.

 

Des mois passèrent.

Un matin de juin, dès la pointe du jour, nos vingt Pagans prirent la route de Brest à Quimper.

On ne connaissait pas encore le chemin de fer et les voitures restaient l'apanage des bien nantis.

Le convoi, clopin-clopant, mit trois jours pour faire le trajet.

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Jim Sévellec

Le jour du procès, le bâtiment de l'ancien présidial de Quimper se trouva envahi par une foule énorme de curieux.

L'affaire sortait de l'ordinaire et les gazettes de l'époque lui avaient consacré de longues colonnes, remplies de détails affriolants.

 

L'attente populaire fut déçue.

On voulait du pittoresque, des révélations scandaleuses.

On dut se contenter du froid monologue du président.

C'est tout juste si les accusés consentirent à livrer quelques renseignements sur leur identité.

À vrai dire, la plupart d'entre eux ignoraient leur date de naissance.

« Moi — disait l'un — j'ai deux ans de plus que Chouan » ou « Mon père a été au catéchisme avec An Tad ».

Leurs propres noms de famille leur restaient étrangers, tellement ils étaient accoutumés à s'entendre appeler par leurs surnoms.

 

Les plus bavards se bornèrent à reconnaître qu'ils étaient bien montés à bord de L’Étoile Matutine et qu'ils avaient bu un peu de vin comme les autres « evel ar re all » ;

mais qu'on ne leur demandât pas qui avait mené l'assaut et molesté l'équipage, car là ils ne savaient plus rien.

 

Pour An Tad la fête continuait.

Le régime de la prison (repos-haricots-haricots-repos) lui avait été favorable :

Il avait engraissé !

Ce vieillard intrépide, garanti, par son grand âge, contre une condamnation capitale et d'ailleurs fort de son bon droit, fit vaillamment tête à l'interprète.

Ses réparties spirituelles égayèrent à tel point les bretonnants de l'assistance que le président menaça à plusieurs reprises de faire évacuer la salle.

 

Le défilé des témoins occupa trois longues journées.

Cicéron Lafortune eut un vif succès de curiosités.

À l’en croire, il avait tout vu, tout entendu et il décrivit les scènes d’orgies avec un luxe si invraisemblable de détails, que l’avocat des Pagans lui jeta impatienté :

« Comment avez-vous pu voir cela, alors que vous étiez caché au fond de votre cuisine ? »

 

L'argument démonta le coq, qui demeura coi.

 

Le quatrième jour, enfin, devant une salle archicomble, le procureur du roi prit la parole et, dès l'exorde, on comprit qu'il allait se montrer impitoyable.

 

La Chancellerie s'était émue de la gravité de l'affaire, à la suite de représentations officielles du gouvernement hollandais.

Il était temps de mettre un frein à des pratiques sauvages qui nuisaient aux bonnes relations de la France avec les nations voisines :

Tel était le sens des instructions ministérielles.

 

Le procureur du roi s'abandonna d'autant plus librement à ses tendances répressives qu'il voyait là un moyen de faire sa cour aux puissances dispensatrices de l'avancement.

 

Soucieux de requérir avec éclat, il s'était astreint à de longues recherches dans les archives de l'Amirauté et entreprit un exposé historique de la question du pillage des épaves en Bretagne.

 

« Messieurs les jurés, l'ordonnance de marine de 1681, codifiant les usages provinciaux, avait édicté des peines très rigoureuses contre les naufrageurs.

 

« Le roi prit, sous sa protection et sa sauvegarde, tout ce qui appartenait aux naufragés et défendit, sous peine de mort, d'attenter à leur vie ou à leurs biens.

La simple détérioration des épaves, le seul fait de s'immiscer indûment dans les opérations de sauvetage, étaient punis du fouet.

 

« Les seigneurs délinquants se voyaient privés de leurs fiefs ou seigneuries.

 

« L'article 45 de l'ordonnance prévoyait même que ceux qui allumeraient, la nuit, des feux trompeurs sur la grève pour attirer et faire échouer les navires, seraient punis de mort et que leurs corps resteraient attachés à un mât planté à l'endroit des feux criminels.

 

« Et ces peines, messieurs les jurés, n'étaient rien encore auprès de celles qu'avaient instituées les très anciens Usages d'Oléron !

 

« Aux termes de cette coutume moyenâgeuse, le coupable était condamné à périr au milieu des plus cruels supplices.

Était-il roturier ?

On le plongeait dans la mer jusqu'à ce qu'il fût à demi asphyxié ;

après quoi, on le lapidait comme un loup ou un chien enragé.

S'il appartenait à la noblesse, voici en quoi consistait son châtiment :

Tous ses biens étaient vendus et confisqués en œuvres pitoyables.

On le liait à une étape au milieu de sa maison ;

on mettait le feu aux quatre cornières ;

puis, quand tout était brûlé (l'homme au milieu de sa maison) on dispersait les pierres des murailles et l'emplacement du manoir devait servir de place publique et de marché pour vendre les pourceaux, à jamais perpétuellement... »

 

Le procureur du roi continua longtemps sur ce ton, passa à l'énumération des naufrages provoqués, des pillages, des vols qui avaient valu aux Bretons une réputation si détestable auprès de tous les navigateurs, déplora véhémentement que des pratiques aussi inhumaines eussent cours encore au début du 19e siècle, sous le règne très éclairé de Sa Majesté Très Catholique le roi de France Charles X (1824-1830), et termina, dans un grand envol de manches, en demandant aux jurés la tête de Floc'h Jean-Marie, dit Chouan et des condamnations aux galères pour les autres accusés.

 

Cette péroraison jeta un froid dans la salle.

Bien qu'ils n'eussent rien compris aux paroles de cet homme noir, qui roulait des yeux si féroces à leur adresse, les accusés n'étaient pas du tout rassurés.

Ils eurent, pour se serrer les uns contre les autres, un tel mouvement d'angoisse qu'un frémissement de compassion courut parmi le public et gagna les jurés.

L'homme noir était allé trop loin.

 

Passait encore pour Chouan, dont le cas était vraiment pendable !

Mais les autres ?

Est-ce qu'ils méritaient vraiment d'aller crever sur les galères du roi ?

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