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Fenêtres sur le passé

1938

Le naufrage de l'Étoile Matutine
par Pierre Avez
- Article 4 sur 7 -

 

L'orgie.jpg

Source : La Dépêche de Brest 3 décembre 1938

 

Les Pagans n'avaient jamais vu d'aussi près un aussi beau navire.

Leur premier soin fut de le visiter.

 

Tout les émerveillait :

Les instruments de bord, les cartes, les meubles en acajou massif, les faïences de Delft, fixées aux cloisons, les rideaux de velours d'Utrecht et les tapis de haute laine qui rehaussaient l'appartement du commandant, le cuivre poli, étincelant partout comme de l'or.

 

Ce luxe les frappa d'étonnement.

Ils en oublièrent de cracher leur jus de chique.

Le poste d'équipage lui-même, dans sa simplicité, leur sembla quelque chose d'étonnamment confortable auprès des chaumières froides et sombres où ils croupissaient dans la fumée, entre un sol fangeux et les toiles d'araignées de la charpente.

Ils se laissèrent aller dans les cadres pour éprouver la mollesse des couchettes.

 

Quand ils eurent fini d'admirer, ils se jetèrent sur les coffres des matelots.

Les hommes s'emparèrent des tricots, des bottes, des suroits, du tabac à chiquer ;

aux femmes échurent les foulards, les mitons, les ciseaux, le fil, les aiguilles.

Les enfants se disputèrent les images pieuses ou profanes qui tapissaient l'envers des couvercles.

 

Dans le gaillard d'arrière, le butin fut encore plus considérable, car c'était là que logeaient les officiers ;

mais la joie des pillards ne connut plus de bornes quand ils découvrirent, dans un placard du carré, un tonnelet de rhum et une cave à liqueurs.

Le tout fut pipé en quelques gorgées.

 

Ceux qui, survenus trop tard, n'avaient pu tâter du boujaron, se rattrapèrent sur l'armoire à pharmacie.

Ils ne savaient pas lire les étiquettes ;

mais, bast ! tout ce qui était en bouteilles devait être bon à boire et d'autant plus savoureux que le flacon était petit.

 

Pour avoir ainsi absorbé des poisons violents, trois Bretons devaient périr dans d'affreuses convulsions, tandis que d'autres étaient malades comme des chiens.

 

Personne ne se soucia d'eux, car, mise en goût par les premières lampées d'alcool, toute la troupe s'était dirigée vers la cale aux marchandises dont le panneau fut défoncé à coups de hache.

 

An Tad, qui présidait à l'opération, se mit à genoux au-dessus de la brèche pour regarder.

Il demeura un instant, comme fasciné, dans une posture si comique que ses voisins se mirent à rire et lui demandèrent s'il était saoul :

« Meo dut, An Tad ? »

Il se redressa avec un éblouissement dans les yeux :

« Hebdale e vezin » « Je vais l'être sans tarder » et il ajouta triomphalement :

« Gwin eo, paotred » « C'est du vin, les gâs ! »

 

Du vin ! « Gwin ! »

Toutes les bouches frémirent d'avidité.

On avait tant craint que ce ne fût du charbon ou quelque chose d'imbuvable.

En un instant, un palan fut établi et l'on sortit, un à un, les précieux barils de vin d'Alicante.

 

Quand il y en eut sur le pont autant que d'hommes, An Tad suspendit la manœuvre :

« Maintenant, les gâs, vous pouvez boire.

 Chaque famille a droit à sa barrique. »

 

Au bout d'un quart d'heure, la plupart étaient fin saouls :

« meo poch goulic », saouls au point de ne pouvoir se tenir debout, comme des sacs vides qui s'affaissent dès qu'on les lâche.

 

Pour plus de commodité, An Tad était monté à genoux sur le bord de sa barrique et buvait goulûment, à même la nappe liquide.

Quelqu'un, passant derrière, lui donna une violente poussée, par manière de plaisanterie. Embarqué dans son fût, la tête la première, il gigotait frénétiquement, ses jambes emprisonnées dans les bottes cuissardes du capitaine Van Hout et se serait infailliblement noyé sans l'intervention de son ami Chouan, qui vint le tirer, par le fond de la culotte, de sa fâcheuse position.

 

Le vieillard, tout dégouttant de vin, fut un bon moment avant de retrouver le souffle.

Ses premières paroles furent pour maudire le « pimoc'h louz » qui lui avait joué ce sale tour.

À la réflexion, il se radoucit.

Périr noyé dans une barrique de vin (et quel vin !) n'eût pas été une si triste fin pour un vieux de la côte qui avait failli boire dix fois la grande tasse salée.

 

Bientôt, autour de lui, le pont se trouva littéralement jonché de buveurs hébétés, qui n'avaient même plus la force de déraisonner et luttaient péniblement contre l'asphyxie ou la congestion.

Des femmes gisaient, comme mortes, dans un grand désordre de vêtements, parmi les flaques de vin et les vomissures violâtres.

 

Les enfants, eux-mêmes, s'étaient laissé entraîner à boire et, sous le coup de l'excitation alcoolique, ils s'étaient répandus, à grands cris, dans le logement des officiers, cassant, souillant, déchirant tout sur leur passage.

 

S'ils avaient trouvé des allumettes, ils eussent aussi bien mis le feu à L'Étoile Matutine.

Heureusement qu'ils n'eurent garde de fouiller la cuisine, car l'un d'eux, s'étant aventuré dans les parages, était revenu, fou de terreur, en criant :

« An diaoul ! me meuz gwelet an diaoul » « Le diable ! J'ai vu le diable ! »

 

Piteux diable que Cicéron Lafortune, effondré parmi ses casseroles, avec des yeux révulsés et des dents qui claquaient de frayeur.

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Jim Sévellec

Les premiers intéressés sont toujours les derniers prévenus.

Il était dix heures du matin quand les douaniers aperçurent l'épave de L'Etoile Matutine.

Ils crurent, cependant, avoir la primeur de la découverte.

 

— Nous allons, émit sentencieusement le brigadier, réquisitionner une barque pour nous rendre sur les lieux de ce sinistre maritime.

 

Mais ils eurent beau frapper à toutes les portes, personne ne leur répondit.

Ils trouvèrent bien :

ici, un bébé pleurant de soif dans sa « caravelle » ;

là, un vieillard agonisant au fond d'un lit clos ;

ailleurs, une sorte de gnome, accagnardé sur son « banc-tossel », au coin de l'âtre et qui n'opposa qu'un rire idiot à toutes leurs questions.

Autant dire que les chaumières étaient désertes !

 

Le brigadier eut une illumination ! :

— Dites donc, Abhernot, si ces, gaillards-là étaient déjà sur l'épave ?

 

L'autre de répondre par une formule qui devait faire, bien plus tard, la fortune du chansonnier Nadaud :

— Brigadier, je crois que vous avez raison !

 

Force leur fut de haler eux-mêmes une plate sur le sable et de la mettre à l'eau.

Arrivés à pied d'œuvre, la hauteur de l'épave les effraya.

 

— M'est avis, douanier, que nous ne pourrons jamais monter jusque-là.

D'ailleurs, c'est plein de monde à bord.

Voyez un peu toutes ces barques.

Le mieux est d'aller chercher du renfort.

 

Quand le renfort survint, tard dans l'après-midi, la dune, au droit de l'épave, était couverte d'une foule dense accourue de toutes parts.

 

La nouvelle du naufrage s'était propagée avec cette rapidité qui n’appartient qu’aux incendies et aux marées montantes.

C'étaient les mendiants qui l'avaient colportée de porte en porte, chantant une vieille sône séditieuse qui avait mené les Chouans au combat : « Maryvonnic ».

 

Les pécheurs et les goémoniers avaient mené leurs barques de toutes les criques  environnantes et procédaient méthodiquement au déchargement de l’Étoile Matutine.

 

C'est en vain que les douaniers, sous la conduite de leur capitaine, tentèrent de s'opposer au débarquement.

Devant l'attitude de la foule, ils sortirent leurs pistolets et tirèrent une salve en l'air.

 

Mal leur en prit, car une grêle de galets s'abattit sur eux.

Ils n'eurent d'autre parti que de se retrancher dans un massif rocheux, où ils furent constamment tenus en respect par une troupe hurlante de gamins, habitués à manier la fronde.

 

De là, ils assistèrent impuissants, la rage au cœur, à l'orgie et aux rondes échevelées qui se déroulèrent sur la plage, autour des barils éventrés.

 

Toute la paroisse se saoula à en crever ;

il y eut des scènes scandaleuses, que la décence ne permet pas de retracer.

C’est de ce jour-là que l'on prit, sur la côte, l'habitude de dire d'un ivrogne fieffé :

« C'est pas drôle ; il est né neuf mois après le penzé de la Matutine ! »

 

La nuit seule vint mettre fin à l'orgie.

À la faveur de l'ombre, deux douaniers réussirent à filer par la grève.

Deux heures de marche les amenèrent, haletants, au bourg de Lannilis.

Le lendemain, les autorités étaient sur les lieux.

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