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Fenêtres sur le passé

1933

Ouessant, l'île méconnue par Odette du Puigaudeau
article 4 sur 5
Celles de la mer

 

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Source : L’Ouest-Éclair 26 août 1933

 

Pendant quatre longs jours, la brume a enseveli Ouessant, étouffante, écœurante, avec son goût de fumée et de goémon pourri.

 

Le Creac'h, Kéréon et la Jument ont beuglé sans arrêt, de toutes leurs forces, protestant contre l'enlisement de leur île.

Les moutons pleuraient.

Les humains, aveuglés, tâtonnaient leur chemin, bras étendus, sabots trempés, glissant sur les limaces et les crapauds des landes.

 

Dans une rue déserte que le brouillard remplissait bord à bord, j'ai vu passer un enterrement, celui d'une Enfant de Marie, et des femmes en longues mantes noires portaient le cercueil.

C'était bien un temps de deuil, de proëlla et de naufrages.

Mais aujourd'hui, la nuit a libéré un matin clair, lumineux et pur comme une amitié.

Un lambeau de brume tel l'affleurement d'un souvenir trouble y traine encore, s'accroche un instant à la stabilité du phare, flotte, s'effiloche et se fond dans la vapeur transitoire qui crée une sorte d'unité entre les bleus voisins du ciel et de l'eau.

 

La mer n'est plus, sous le ciel léger, qu'un immense pont luisant, non plus séparatrice, mais voie attirante vers les grandes iles du Nord, et par elle se refait l'antique royaume kymrique.

 

L'île semble au bord d'une existence neuve, pécheresse repentie, qui ne se souvient même plus.

 

Allez donc lui parler des navires dont ses crocs gardent encore le goût et lui demander ce qu'elle pouvait bien comploter avec la mer, dans l'ombre propice des brumes

 

Partout la vie renait.

Sur chaque route cahotent des charrettes sonores que mènent à grands cris des femmes échevelées ; ces extraordinaires charrettes ouessantines, longues et étroites, qui tiennent ensemble par on ne sait quel prodige.

 

Autour d'une claire flambée de broussailles, trois petites filles dansent une ronde, bonnet couleur bleuet, joues coquelicot, fleurettes, chansons, dans l'allégresse matinale.

 

De tous côtés, brillent des blancheurs de lessives, des blondeurs de paillets, tresses et torsadés comme des coiffures anciennes.

 

Des femmes coupent la fougère et l'ajonc, à brassées.

D'autres, agenouillées, pareilles aux corneilles guetteuses, trient des pommes de terre.

Au bas de Kernigou, Janik, Arlann et Barba Tualek ont étendu sur un pré fauché, une étrange neige, floconneuse, chaude et qui ne fondra pas, la laine fraîche lavée de leurs moutons.

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Les villages ouvrent tout grands les yeux de leurs fenêtres dans le candide visage de leurs maisons blanches aux tabliers de fleurs.

C'est par ici que la dernière procession de Fête-Dieu a passé.

Chaque année, elle visite un tiers de l'île ainsi les maisons sont repeintes à neuf tous les trois ans.

Au nord, j'aperçois l'ile Keller, réduction d'Ouessant, ébauche oubliée là, après le chef-d'œuvre accompli.

Quittant la route, je marche à travers champs sur un trèfle ras, doux au pied comme du velours.

Je saute les haies, les talus ;

je fraie mon chemin parmi les fougères crissantes ;

je traverse les stankeun où chante la source dessous le vert cresson ;

je marche, grisée d'un silence fait de bourdonnements d'insectes, d'un murmure de vent et de la longue mélopée océane.

 

Joie de clarté, de soleil, de lumière dansante !

Joie de retrouver l'île purifiée, renouvelée, avec ses landiers jaunes, ses bruyères violettes, ses jardins bourrés de fleurs pressées comme des paniers de Nice, sous les courbes dures des aloès et des yuccas (Qui donc a écrit que les Ouessantines n'avaient jamais vu d'autres corolles qu'une cargaison de fleurs artificielles jetées par un naufrage ?)

Joie d'être, en haut de cette butte, comme sur un bateau, au centre d'un horizon sans accrocs, d'où la brise apporte à grands coups d'ailes, la senteur d'eaux et de terres inconnues

 

Mais, à Ouessant, la tempête n'est jamais loin et se rappelle vite au souvenir de celui qui l'oublie au soleil :

Voici le patron Michel Mescoff qui revient de lever ses casiers.

Il est pêcheur quand il fait beau, sauveteur quand il fait mauvais.

 

Après les compliments d'usage et quelques considérations météorologiques, il me raconte comment, en septembre dernier, une nuit de brume épaisse, il a sauvé l'équipage du vapeur italien Chloé, éventré sur la roche Kinzy.

 

— La brume est plus meurtrière que le vent !

C'est encore par la brume que les deux canots sont sortis, le 11 mai 1932, pour le charbonnier Arez…

La même chose aussi, la nuit que Rose Héré a fait son sauvetage.

Vous devez bien le connaître c'est la femme célèbre de l'ile !

 

Si je la connais, Rose Héré !

Vingt fois, l'on m'a conté son aventure.

Il avait brumé, puis venté dur sur Ouessant cette nuit de 1902 où Rose Héré partit de chez elle vers Feunteun-Velen.

Les uns disent que c'était pour, prendre sa place au goémon, selon la coutume, avant que le Creac'h s'éteigne.

Les jaloux chuchotent qu'elle n'avait pas besoin de courir la lande si matin pour cela et qu'elle allait plutôt guetter des épaves.

Mais les voisins racontèrent qu'elle s'était battue avec sa sœur et qu'elle s'en fut, une lanterne au poing, chercher asile dans la fougère.

 

Le long de la côte, parmi les récifs tapis dans l'ombre et le brouillard, d'autres quêtaient aussi un abri :

des matelots anglais dans une mauvaise chaloupe, des rescapés du Vesper qui venait de s'engloutir au chaos de Pern.

Avec eux, il y avait un Breton ce fut lui qui héla cette lanterne balancée en haut de la falaise.

Dégringolant Roc'h-Toul, elle attrapa la touline que les naufragés lui lancèrent.

Voulait-elle les amarrer à une tête de roche ou bien ce filin devait-il la guider jusqu'à la chaloupe ?

Elle ne sait plus elle-même ;

le sûr, c'est qu'elle fut entraînée brusquement, se cassant le bras en tombant, et que, de sauveteuse, devint sauvée.

Elle n'avait jamais été en mer, mais elle connaissait bien la côte pour y avoir ramassé le goémon, et elle put indiquer la route jusqu'à la crique sauvage du Stiff.

Fêtée à la cour d'Angleterre et à Paris, comblée de médailles et de cadeaux, elle obtint aussi une maisonnette avec son nom gravé au fronton et une petite pension par-dessus le marché.

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