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Fenêtres sur le passé

1933

Ouessant, l'île méconnue par Odette du Puigaudeau
article 5 sur 5
Eugénie Tual, la femme-marin

 

Ouessant l'ile meconnue V.jpg

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Source : L’Ouest Éclair 27 août 1933

 

Y en a une autre qu'est pas ordinaire non plus c'est Eugénie Tual, la femme-marin du Stiff.

Sa vie durant, elle a fait la pêche, seule, toujours dans sa petite plate.

Ah celle-là, elle a eu du mauvais temps, gast ?

 

Me voilà en route.

Je revois Porz Ligoudou, Poull Yvern, séparés par la « Queue de Souris » et les falaises accores rougies de bruyères.

Je rafraichis mon regard, quarante mètres plus bas, dans l'eau limpide où le flux ranime les bosquets de goémons épandus autour des roches comme des chevelures ouessantines.

Quelques lourds canots noirs et trapus sont revenus avec la marée.

Des voix attardées montent entre les murailles de granit, étrangement claires, semblant venir de très loin.

 

Eugénie Tual n'est pas là

 

Vous la trouverez à la maison elle ne va pas en mer cette année-ci, à cause des rhumatismes.

 

La chaumière du Stiff est close, mais, dans la courette, sa barque dort au soleil près d'un tas de fougères rousses.

C'est, au bout du village, la dernière maison avant la lande nue, onduleuse comme une houle figée.

D'un creux, surgit une branlante meule de fougère, puis un vieux feutre d'homme d'où s'échappent des mèches brunes et les rubans d'un bonnet.

Deux bras noueux, levés vers le fardeau, cachent le visage.

Enfin, une masse noire, courbée, vacillant dans les embarcations des sabots bourrés de grosse laine blanche.

Cela avance par secousses, perdant des feuilles chiffonnées le long du chemin, forme qui n'a d'humain que la volonté de ne pas s'abattre.

D'un sursaut, en un froissement soyeux, la charge s'écroule.

Des dorures parfumées débordent la courette.

Eugénie Tual se redresse devant moi.

Un regard aigu, exercé à fouiller la boucaille, à chercher au plus loin l'horizon, me court dessus, rapide et paisible.

Cela vient de deux yeux qui ont la couleur des goémons sous la transparence verte des marées montantes.

Je remarque l'habitude d'effort qui serre les lèvres moustachues le nez très droit, souligné de tabac ;

un visage durci au chaud et au froid, au soleil et à la pluie, taillé avec simplicité par méplats énergiques et surtout, cet air tranquille d'une qui en a vu de toutes les couleurs et que rien ne saurait plus étonner.

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Eugénie Tual dans sa barque.jpg

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Eugénie Tual repose sa lassitude solitaire sur le plat-bord fendu de sa barque.

Elles sont noires toutes deux et rendues à la terre, chacune la moitié d'un même outil.

 

La vieille louve de mer laisse aller sur le morceau de toile à voile qui lui sert de tablier ses mains déformées par 50 ans d'avirons et raconte, simple et résignée :

 

— Depuis que je tiens « deboutte » sur mes pieds, je suis été dans le canot avec mon père, et puis après avec mes frères, et après toute seule, quand mon père était vieux et mes frères noyés.

Mon père, il avait dit à moi :

« Toi, Nène, faut pas te marier, tu resteras avec moi, tu gagneras ton pain dans le canot. »

Une fois, j'ai failli périr, prise par le grand courant sous Boc'haol.

Alors mon père, il voulait que je reste à la maison, mais je pouvais pas.

Fallait que je sorte !

J'ai repris un rôle avec la Nène, cette barque ici, tout' seule, et j'ai plus quitté. »

 

D'une main qui semble grossièrement sculptée dans le même chêne, Eugénie caresse le bord de la Nène, la barque ronde et lourde, 3 mètres de long, qui l'a portée de récifs en courants, à travers tant de marées, de calmes et de tempêtes.

Ensemble, l'une supportant, l'autre poussant, elles ont fouillé les roches où s'embusquent le congre et le homard, chassé le lieu, guetté le pironneau.

Maintenant, les voilà vermoulues, tirées au sec.

 

— Non, jamais mariée, jamais un bon ami.

Non, non !

Rester à la maison, pas d'ça pour Eugénie !

Je cherche mon pain moi-même, tout' seule.

Comme ça je suis bien libre de virer à mon idée.

Je peux partir, aller au continent, si ça me plait même à Paris, sur vot' bateau.

Qui donc m'empêcherait ?

Ah oui, je suis contente comme ça, tout’ seule.

 

— Tout' seule ! 

Cela revient à chaque phrase, comme craché par une vieille chatte irascible.

Le geste brusque d'une prise semble affirmer la volonté d'indépendance.

Savoir qu'on peut aller partout, même à Paris, et rester dans sa chaumière, au creux de la lande, c'est peut-être la sagesse.

Et Eugénie, forte de son inutilisable liberté, n'a jamais dépassé le From-Veur.

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Eugénie Tual.jpg

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— Venez à la maison !

 

La porte verte, à demi cachée par un grand myrte, s'ouvre sur un pêle-mêle marin et terrien, en ressemblance avec l'habitante.

Nène déplie pour moi ses rôles, des lettres jaunies, des photographies effacées, tout son vieux passé embrumé.

 

Ses rôles portent ironiquement l'étiquette « Plaisance », avec interdiction de vendre sa pêche.

L'injuste loi est ainsi faite.

Une femme a le droit de payer l'impôt, de bourlinguer toute sa vie avec la même peine, le même risque qu'un homme, mais ne peut pas être inscrit maritime, donc gagner officiellement son pain et toucher une petite pension quand elle est usée.

 

— Je suis pas été à la pêche cette année.

Les rhumatismes sont dans mes jambes.

Attendez voir le printemps prochain !

J'y retournerai, gast !

Tout' seule.

 

D'un coup d'œil vers la fenêtre, Eugénie, le menton haut, défie encore l'ennemie nourricière.

 

Pauvre vieille pêcheuse, tu ne navigueras plus que sur la houle des landes, poursuivant tes moutons et ton rêve.

La terre t'a regagnée.

Mais tu dis quand même :

« Je suis libre », et l'espérance est toujours jeune dans ton vieux cœur viril.

 

Non, ce n'est pas dans les cabarets qu'il faut aller voir les Ouessantines, mais dans l'intimité douce des chaumières ou bien pliées au rude labeur terrien.

Jour après jour, elles accomplissent leur tâche monotone et toujours renaissante, les yeux souvent vers l'horizon où paraitra le navire qui ramène les absents.

 

La littérature a été cruelle pour Ouessant.

C'est peut-être la dure rançon de sa beauté.

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