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Fenêtres sur le passé
1933
L'île des sauveteurs
- Article 3 sur 4 -
Madame Floch, fermière de Quéménès
Source : L’Ouest-Éclair 4 août 1933
Auteur : Odette du Puigaudeau
Partout, au pays goémonier, sur terre et sur mer, on m'avait parlé de Mme Floc'h.
« Vous savez bien, la fermière de Quéménès ; une bonne personne, celle-là, oui et secourable au pauv 'monde ! »
Le maire de Molène, lui, m'avait dit :
« Le bagne des îles n'est pas rien que pour les pigouyers !
Il y a une femme qui en a eu sa bonne part depuis 37 ans qu'elle dirige des fermes, aux îles.
Elle a commencé à 14 ans, après la mort de ses parents noyés en revenant du Conquet.
Je veux que vous voyez Mme Floc'h pour vous rendre compte.
Bien des terriens ont le ruban vert qui ne l'ont pas mérité mieux qu'elle ».
Le lendemain, la vedette municipale nous emmenait à Quéménès, à travers les rafales d'un vent d'ouest mêlé de bruine et de fumées âcres.
Sur les galets de la grève où nous débarquâmes, les laminaires, coupés la veille, s'étiraient,
luisant réseau de reptiles gluants.
Les orges, les seigles, dans les champs vert pâle, ondulaient en crissant, avec des mouvements de vagues.
Comme elle semblait triste au bord de son chemin trempé où grouinait une bande de porcs, la ferme grise vers laquelle je venais depuis Lilia.
Nous nous arrêtâmes au seuil de la cuisine devant une longue table le réfectoire.
Mme Floc'h épluchait une montagne de choux.
Tranquillement, elle m'accueillit et, elle qui ignorait jusqu'à mon nom, interrompit les explications de M. Masson pour me dire en souriant :
« Bonjour ! … Vous resterez quelque temps ? »
Or bien, où rester « quelque temps » à Quéménès, sinon à la ferme, seule maison de l'île ?
Comme je remerciais avec confusion, deux hommes assis-près de l'âtre où chantaient la marmite et les grillons, levèrent la tête de dessus leurs écuelles.
« C'est une mère, Mme Floc'h, et sa maison, celle du bon Dieu !
On y trouve toujours de l'aide.
Nous autres, voilà qu'on a eu la bonne soupe avant d'aller dormir à la belle étoile ! »
« Vous êtes pigouyers ? »
« Non, on est pêcheurs, de Tréglonou.
Ici pour la saison... des touristes quoi !
Seulement, la villa, c'est la barque.
Mme Floc'h nous dit souvent de coucher dans les granges, mais pas d'ça pour nous !
Ça rend trop sensible.
Vaut mieux un coin de fosse, un trou dans un tas de goémon, quand on doit dormir dehors tout au long de l'année. Aujourd'hui, on n'est pas en peine pour notre hôtel :
On va pécher la crevette cette nuit.. Allez, en route Kenavo et merci, Mme Floc'h. »
« À demain… Pauvres gars, ils mènent la vie dure, eux aussi ! »
Avec autant de simplicité qu'elle en avait mis dans son invitation, Mme Floc'h m'emmena dans sa propre chambre.
« Vous serez mieux ici, et j'irai en haut »
et elle me tendit des draps de bonne toile blanche qui sentaient le goémon frais
« Faites comme vous pourrez ; vous êtes chez vous.
Moi, je n'ai pas le temps, et puis, je suis si lasse !
C'est samedi aujourd'hui les domestiques sont déjà à moitié saouls.
Ils ne sont pas méchants ; ce sont plutôt des ivrognes, des malheureux, des pas grand'choses.
Demain dimanche, ce sera encore pire !
Ah ma pauvre demoiselle, quelle vie ! »
À entendre parler de Mme Floc'h menant 25 à 30 domestiques (on m'avait même dit « dangereux repris de justice ! ») des pigouyers, des pécheurs, trônant au centre de son fief, je m'étais imaginé une grande gaillarde, parlant haut et cognant dur, manière de virago des îles.
Et voilà que je trouvais une brave mère de famille, petite, ronde, écrasée par la fatigue, l'âge et les chagrins, pleurant les fautes et les peines de tous ces hommes qui, de par leur déchéance et la bonté de son cœur à elle, sont quand même un peu ses enfants.
Le drapeau déchiqueté qui, trois fois le jour, appelle les hommes à la soupe, avait ramenés, deux douzaines,
affalés le long des bancs, le nez dans leurs bols, la trogne enflée et les yeux brillants.
Ce n'était que le commencement de la fête, pas encore l'hébétude.
Tous parlaient à la fois, avec de grands gestes gauches.
Au fond de la cuisine, deux qui se disputaient, brandissant leurs cuillers, se mirent soudain d'accord pour menacer la servante qui servait la soupe.
Cocagne qui aime les bêtes expliquait pour la centième fois la manière de dresser les chevaux.
« Si tu les butes, mon'ieux, t'es f…
Faut d'la douceur, voilà ! Faut savoir ! »
Le vieux Yann Le Meur blanchisseuse de la ferme, racontait par bribes incompréhensibles, son histoire du samedi, toujours la même :
La mer de Chine, les mousmés tonkinoises, jonques, Amiral-Courbet, et, pour finir, une médaille pour lui, Yann Le Meur qui ne restera pas ici, dans ces cochonneries d'îles, non bien sûr, mais va prochainement reprendre du service !
Mme Floc'h, en dérive au milieu de la racaille, haussa les épaules :
« Il est ici depuis vingt ans.
Quand il touche sa pension, il va la liquider au Conquet ; en trois jours de soûleries avec les vauriens du port,
c'est vite fait.
Tous pareils dès qu'ils ont de l'argent, il faut qu'ils s'en débarrassent après, ils sont tranquilles.
Et Ici, nous ne leur vendons du vin qu'en fin de semaine. »
« Alors qu'est-ce qui les amène aux îles où ils sont moins libres ? »
« Oh ! Il ne nous vient que ceux dont personne ne veut plus au continent, renvoyés de partout, terre et marine, après condamnations pour ivrognerie et vagabondage, qui ne dessaouleraient pas si on les laissait faire.
Il faut que les fermiers des îles s'en contentent puisqu'ils ne peuvent avoir mieux ! »
Où étaient les belles histoires de repris de justice, fonctionnaires dévoyés, criminels, évadés,
terrés loin des tribunaux ?
La vie n'est pas si romanesque et ce qu'elle jette aux rivages des pauvres îles molénaises,
ce ne sont que déchets, bois pourris, épaves d'hommes et de bateaux.
Dans la salle à manger familiale, près de la bougie qui accusait d'une lumière dansante, la boursouflure de son visage comme gonfle d'anciennes larmes, Mme Floc'h me raconte sa vie, sa pauvre vie commencée par un naufrage.
« Après la mort de mes parents, je suis revenue du Conquet, où j'étais pensionnaire et j'ai d'abord dirigé la ferme avec un oncle qui nous a roulés, malheureux orphelins que nous étions.
L'année suivante, ma sœur qui avait ses 13 ans et mon jeune frère sont venus me rejoindre et on s'est débrouillé comme on a pu.
Nous avions 40 domestiques du même gabarit que ceux d'aujourd’hui. »
Trois enfants à la tête de cet enfer !
« À 18 ans, je me suis mariée, et ça n'a pas toujours été une chance.
Puis, les propriétaires de Quéménès ayant augmenté le fermage, nous avons loué Balanec où j'ai eu un nouveau malheur une belle petite fille assommée par une barre de fer.
Plus tard, nous sommes allés à Trielen où ma tante et toute sa famille étaient morts du choléra quand j'avais une dizaine d'années.
Il y a longtemps que je suis veuve.
Maintenant, j'ai mes deux plus jeunes fils avec moi ; ma fille est mariée au Conquet ;
mon aîné tient Trielen ;
mon frère, infirme, est à Molène ;
et moi, je suis lassée, malade.
J'ai eu trop de mal, voyez-vous, toute mon existence ! »
« Pauvre Mme Floc'h ! N'auriez-vous pas moins de peine dans une ferme du continent ?
« Peut-être, mais quand on est fait aux iles, il faut bien y rester.
Je suis habituée comme cela et je ne saurais pas mener une ferme à la grande terre. »
« Vous croyez cela, interrompit Yves Floc'h qui fumait sa cigarette en silence.
Moi, je dis que tout est plus difficile pour nous autres, fermiers des îles.
Si nous allons à la côte vendre un cheval ou une vache, nous sommes tout de suite repérés.
« Celui-là, c'est un îlien ; il est pressé de rentrer et ne va pas rembarquer sa bête pour la ramener dans huit jours. »
C'est vrai ; alors il faut bien accepter le prix qu'on nous offre.
Et la gêne du ravitaillement, des courriers !
En hiver, nous sommes parfois des 4, 5 semaines sans lettres.
D'ailleurs, à peu près tout ce que produisent nos 30 hectares est engouffré par le personnel.
« Pourquoi tant de domestiques ? »
Ils ne sont pas trop pour récolter le goémon en hiver et le brûler en été.
Ils ne sont pas capables de le faucher comme les pigouyers et nous ne prenons que le goémon de dérive.
En hiver, les tempêtes en roulent sur les grèves des amas hauts comme cette maison et il faut s'y mettre tous...
Et faire vite, encore !
Non, on ne peut réduire le personnel ; ce sont des vieux, qui ne travaillent bien que quatre jours par semaine.
Oui, les jours où ils n'ont pas le droit d'acheter du vin !
Le samedi, on commence à leur en vendre un peu.
Demain dimanche, vous verrez, à peu près toutes les deux heures, au son de la cloche, ils viennent chercher un litre.
Le lundi, on leur en vend encore, par verre, en diminuant.
Un le mardi matin, et c'est fini.
Si on leur refusait, ils ne resteraient pas et, au continent, ce seraient des hommes complètement perdus, incapables de gagner de quoi manger.
Et Mme Floc'h se leva pour aller sonner la dernière cloche, tristement, comme son propre glas.
*
**
Je n'oublierai pas ce beau dimanche bleu et or qui s'étendit comme une immense bénédiction sur l'archipel.
Toute la journée, en mer avec Yves Floc'h, nous jetâmes le trémail où, lorsque nous le relevions des fonds de roches, se débattaient les vieilles multicolores et les mulets d'argent bleui.
Dans la pureté silencieuse de l'eau et du ciel, il oubliait sa morne existence de fermier îlien et l'abjection des ivrognes déchaînés.
Selon les virées du petit bateau, nous apercevions devant nous les grèves claires de Quéménés, de Lytiry, de Beniguet, les récifs dont il me disait les noms, et Trielen, et Molène, lumineuse, avec son sémaphore et son clocher.
Au déjeuner, nous retrouvâmes la simple hospitalité îlienne chez Jean Floc'h, fermier de Trielen.
Lorsque, le soir, nous approchâmes de Quéménès, les deux menhirs dressés, par-dessus un champ d'orge,
dans le ciel mauve où flottait la jeune lune, semblaient deux grands anges de pierre veillant la peine d'une femme et la folie des hommes.