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Fenêtres sur le passé
1933
L'île des sauveteurs
- Article 2 sur 4 -
Les moissonneurs de Tali
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Source : L’Ouest-Éclair 3 août 1933
Auteur : Odette du Puigaudeau
Tout au long de la côte sauvage, de Carantec à Lanildut, il y a des fermes pareilles à toutes les fermes,
entourées de jardins et de champs, bruyantes de troupeaux et de volailles.
Mais chacune de ces fermes-là possède parmi ses instruments de travail, aussi indispensables que sa charrue ou sa herse, un petit bateau noir, de 4 à 5 tonneaux, envoilé de brun.
Tous ses champs ne sont pas sur terre et toutes ses meules ne sont pas de paille blonde.
Chaque mois de mars, les paysans rangent leurs chapeaux, à guides dans les grandes armoires de chêne, confient la maison aux femmes et aux gosses, emmanchent leurs faucilles au bout de longues perches, et se refont inscrits maritimes.
Deux par bateau, le père avec le fils ou la fille ainée, ou bien par couple de frères, ils s'en vont moissonner aux champs marins le tali, les laminaires dont on fait la soude.
Beaucoup restent au village, mais ils sont trop là-bas, tout le monde est goémonier.
Des centaines partent donc, avec le surnom de pigouyer, de Landéda, Lilia, Plouguerneau Saint-Pabu, dans tous les sens, vers l'île Grande, l'île de Batz, l'archipel Molénais, Ouessant, les Glénans.
En deux voyages, ils transportent les provisions, les outils, le cheval qui amarré au pied de mât, l'arrière-train dans les brancards de sa charrette, a bien le temps de rêver à la verte pâture qu'il ne mâchera plus d'ici l'automne.
Ça fait gros cœur de tout quitter chaque année pour se déporter sur les petites îles arides où attend le travail le plus pénible, l'existence la plus dépouillée.
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Les Léonards sont gens qui se plient à tout sans grogner.
Ceux qui vont à Lédénès-de-Molène disent :
« Mad eo, c'est bon, y a l'maire, là-bas, qui s'occupe de nous, y a l'village proche pour se ravitailler. »
Ceux qui vont à Quéménès disent :
« Mad eo, on va retrouver Mme Floc'h qu'est une femme du Bon Dieu, toujours- prête à nous venir au secours ».
Ceux qui vont ailleurs se consolent autrement :
« La vie est dure ; l'a toujours été, le sera toujours ! Mad eo, trace et va de l'avant ! »
Ils débarquent à Lédénès-de-Molène, je suppose.
Ils y retrouvent une cabane de l'été d'avant, qu’ils réparent tant bien que mal.
Si elle est trop écroulée, ils s'en refont une neuve avec les cailloux de la côte, du papier goudronné et de la ferraille.
Misérables cagnats où l'hospitalité bretonne ne perd pas ses droits :
On offre de bon cœur au visiteur curieux le peu qu'on possède, l'humble pain noir cuit à la ferme, le beurre qu'en fin de quinzaine, un bateau, à tour de rôle, s'en va quérir à Plouguerneau, à Landéda, pour toute la colonie.
Dès le lendemain, commence la dure peine, sans répit, car ces îles sont des bagnes d'innocents, bagnes de misère.
Chaque marée basse, on voit la flottille des pigouyers s'éparpiller entre les récifs.
Ce n'est pas facile de faucher le tali qui ondule à 1. 2. 3 mètres sous la barque encore moins de le hisser à bord du même coup de faucille (de guillotine) avant que le courant l'ait entraîné.
Hâtivement, le pigouyer moissonne.
La pigouyère aussi :
Il y a parmi eux des jeunes filles qui travaillent comme des hommes.
Quand le bateau est plein à couler, chacun revient à son île.
Débarquement de la meule dans les charrettes culées jusqu'à la barque, le poitrail du cheval dans l'eau.
Après il faut étaler le goémon à sécher sur la dune, ou le mettre en tas quand il est sec.
Après ?
Eh bien, la mer baisse de nouveau :
On repart en chercher d'autre, heureux encore si on a eu le temps d'avaler un quignon de pain et un bout de lard.
Vous voyez d'ici le charmant métier que ça représente par gros temps, sous la pluie, dans les jours encore froids de mars et avril !
Mouillés toute la journée, logés dans des bauges où, au continent, ils ne voudraient pas mettre leurs bêtes, mal nourris sans joies, ils endurent, les épaules hautes et les yeux clairs.
En juillet et août, les champs sont fauchés c'est la saison du brûlage.
De l'aube à la nuit, dans les fours tapissés de pierres plates qui ressemblent à des tombes creusées pour des géants, les pigouyers entassent le goémon sec, à mesure qu'il brûle, crépitant et sans flamme, sous des tourbillons d'amère fumée blanche.
Le matin, on dégage les énormes blocs de soude noire et on refait le nouveau feu, jour après jour,
jusqu'à ce que la dernière meule brune et jaune pâle ait fondu dans le brasier et que toute la soude ait été transportée aux usines du Conquet.
Alors, ils abandonneront les îles noircies, désertiques, tailladées de tranchées, bosselées de cahutes à demi écroulées, et retourneront chez eux pour les labours d'automne.
Deux qui ne disent pas « Mad eo », c'est M. le recteur de Molène et le maire Eugène Masson.
Une fin de jour, je rencontrai celui-ci près de l'abri de l’Amiral-Roussin devant lequel les vieux sauveteurs aux boutonnières rouges formaient une garde d'honneur.
En face de nous, Lédénès éteignait lentement ses fumées.
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Venez donc avec moi de l'autre côté.
Je m'en vais justement parler aux pigouyers pour leur affaire de syndicat.
Voyez-vous, ces gens-là ont trop de malheur.
Pendant qu'ils triment ici, la misère est installée dans plus d'une maison de Plouguerneau et de Landéda.
Ça a commencé en 1930 par la faillite de la nouvelle usine « Compagnie Française de l'Iode et de l'Algine »,
à l’Aber-Wrac’h avec laquelle les goémoniers ayant livré à crédit, ont perdu une saison de gain.
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L'année suivante, ce fut l'écroulement des cours.
Moi, je ne suis pas chargé d'eux ; ils ne sont ici que les locataires de la commune, mais c'est une question d'humanité que de les soutenir.
Ils sont ignorants, autant qu'honnêtes et courageux.
Un pigouyer, c'est un bœuf amarré à son travail ;
il tiendra jusqu'au bout, sans reculer, ni regarder à droite et à gauche, sans penser même au danger.
Dans les sales coins où ils vont chercher leur goémon, il y a plus d'une barque qui cogne une pointe de roche ou bien qui chavire par les gros temps du début de saison.
Jamais peur devant la tempête ; craintifs comme des moutons devant une initiative quelconque.
Nous sommes plusieurs à essayer de les défendre, en leur montrant leurs propres intérêts, surtout la nécessité de se syndiquer.
Quelques-uns se sont décidés.
Une minorité ! La plupart disent : « Oui ! »
Mais, quand il s'agit de payer la cotisation, plus personne.
Pourtant, là est le salut…
Enfin, ça viendra peu à peu.
Les usiniers le sont bien, syndiqués, eux autres !
Ils achètent la soude selon sa teneur en iode qui a valu 140 francs le kilo.
Ils en offrent aujourd'hui 85 francs.
Il faut 90 à 300 kilos de soude pour faire un kilo d'iode, selon la qualité des laminaires brûlés.
Or, c'est à l'usine que l'on fait l'analyse.
Le goémonier attend à la porte ;
il ne sait rien, n'a aucune preuve, n'a même pas le droit d'assister à la pesée de sa soude,
lui qui a sué le sang pour la produire.
On lui dit : « Tiens, voilà ton argent, et bonsoir ! »
Il fut un temps où l'on pesait dans les îles.
Maintenant, les pigouyers doivent apporter leur soude au Conquet.
Pour faire moins de voyages, ils chargent trop leurs bateaux et il arrive des accidents.
Du jour où ils seront syndiqués, il y aura un bateau spécial pour faire le transport, un chimiste payé par le syndicat fera les contre-analyses en cas de litige, le laboratoire municipal de Brest sera arbitre.
Et puis quoi, si ça ne marche pas, il reste encore un moyen la fondation d'une usine dans les îles.
Alors qu'un marin à lui tout seul trouve aux mutualités maritimes 100.000 francs pour construire un bateau, ce serait bien le diable si 3 ou 4.000 goémoniers mis ensemble ne trouvaient pas 500.000 francs pour avoir une usine à eux,
et ça changera bien des choses pour tout le monde, je vous le garantis.
Oh il y a encore d'autres complications avec les tarifs douaniers, le contingentement, la production étrangère…
Tout en traversant la chaussée de galets qui mène à Lédénès, j'appris que, parce que le Chili et le Japon possèdent des nitrates de soude en abondance, des milliers de travailleurs, sur la côte bretonne et ailleurs,
risquent de mourir de faim.
À Lédénès la désolée, les pigouyers s'approchèrent un à un, entourant le maire qui leur expliquait les nouvelles en breton, son visage d'honnête homme tendu vers ce problème qui est pour lui un besoin de justice.
Ils étaient là une trentaine, coude à coude, cœur pathétique de ce paysage lugubre, déportés qui n'espèrent plus d'évasion.
Sur leurs fronts têtus, Il y avait toute la résignation, toute l'endurance de la race.
Un cheval efflanqué avait suivi son maître et semblait écouter aussi, la tête basse.
Autour d'un marécage étalé au centre de l'île, les cabanes se tassaient comme des cagnats de guerre.
Quelques chevaux affamés erraient en mâchant du goémon.
Dans le ciel sombre, la dernière fumée se mêlait aux nuages gris coupés de reflets rouges, triste, imprécise comme l'avenir incertain des pauvres pigouyers.
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