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Fenêtres sur le passé

1933

L'île des sauveteurs

- Article 4 sur 4 -

Les vieux canotiers

 

L'île des sauveteurs - Les vieux canotiers.jpg

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Source : L’Ouest-Éclair 5 août 1933

 

Auteur : Odette du Puigaudeau

 

Ce soir, réception en mon honneur chez le vieil Étienne Gouachet qui, pendant vingt-trois ans, de 1887 à 1910, fut patron du canot de Molène, Amiral-Roussin, à dix avirons.

 

Autour de nous, le décor blanc, habituel, des maisons de marins :

Murs chaulés de frais, rideaux de dentelle autour du lit à l'ancienne mode, crucifix sous sa branche de romarin sèche, photos de mariés, d'équipages de la flotte, souvenirs accrochés autour de la cheminée.

Au plafond, une goélette se balance dans sa bouteille, entre deux boules de chalut.

 

Une longue table est fixée par le travers devant la fenêtre et, de chaque côté, nous sommes assis, coude à coude,

les uns fumant, les autres chiquant, chacun à sa convenance.

Il y a là Gouachet et son camarade Aimable-Marie Delarue, deux rescapés des temps héroïques, le maire,

Eugène Masson, le fils Gouachet, celui qui est maitre-sémaphoriste et correspondant de L'Ouest-Éclair,

et moi qui sais bien que partout où il y a des marins, il y a de belles histoires à entendre.

 

Une fille de Gouachet a posé sur la table des rouleaux de diplômes jaunis et des écrins de médailles, de tous les pays, de toutes les formes, de tous les métaux.

Épinglées côte à côte sur son chandail, elles feraient un bouclier au père Gouachet.

 

« Aimable en aurait autant à montrer, si nous étions chez lui.

On a fait presque toutes nos sorties ensemble.

Il était rameur du vieux canot Saint-Renan depuis 1883 quand il est venu avec moi sur l'Amiral-Roussin.

Après, il m'a remplacé comme patron, en 1910.

Il a aussi la Légion d'honneur. »

Aimable Delarue cligne de l'œil, l'air de dire une bonne blague

 

« Oui, en 14 ans de commandement et 82 sorties, j'ai sauvé 331 personnes ! »

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Sauvetages marins 5 aout 1933.jpg

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L'époque du Saint-Renan est ensevelie au fond obscur de leurs vieilles mémoires et, même pour mettre au jour de plus récentes aventures, il faut toute l'insistance de Masson et du fils Gouachet.

 

Raconter quoi ?

C'était toujours la même chose le mauvais temps sur ces sales courants qui entourent les îles, les rochers et la brume qui déroute les bateaux c'est surtout la brume qu'est fautive.

Sitôt les signaux vus ou entendus, des bateaux en détresse, des phares ou des sémaphores, on se mettait en route.

Ça n'allait pas si vite que maintenant on marchait à l'huile de bras.

On y marche encore, à dire le vrai, parce que le Roussin est mieux placé que le Coleman pour ce qui est des marées, et plus facile à mettre à l'eau.

On ramait des heures, des jours !

Tu te rappelles, hein, Delarue ?

Le coup de la Vénus, un dundee allant d'Espagne en Angleterre, qui le 2 janvier 1902, voile arrachée, gui brisé, avait été drossé par une furie de tempête vers les Pierres-Noires.

On l'a rejoint à temps et on l'a remorqué à Brest.

Oui, parfaitement, remorqué à la rame, sur une mer en démence.

 

Et en 1907, le 16 décembre ( j'l'ai pas oublié, celui-là! ) que je suis resté de 6 heures du matin à 9 heures du soir, à moitié dans l'eau, le canot à tosser le long du Milos, un vapeur allemand qu'avait pris feu.

Quand l'canot du Conquet est venu nous relever, ça n'a pas été terminé.

À fallu encore envoyer les blessés, à l'aviron, jusqu'à Brest.

 

Masson lui tend un diplôme

 

Tenez, Gouachet, parait que vous avez remis ça, deux jours après, pour le sloop Regina-Cœli ?

 

Possible !

C'est en décembre et janvier qu'y a toujours le plus naufrages.

Regardez voir 16 décembre 1904, l'Idiya, chargé de ciment pour le fort d'Ouessant, sombre sur les Trois-Pierres,

3 hommes sauvés ;

le 26 décembre 1905, sauvé l'équipage du vapeur anglais Bedecrag.

Et puis, tout n'est pas sur les papiers et moi, je ne me rappelle plus.

Je vous dis, c'était toujours pareil.

Pourtant, une fois, on a fait une sortie exceptionnelle.

C'était pas un sauvetage et c'en était un, d'une façon.

 

Voilà c'était, je crois bien, en 1900, une nuit qu'y ventait comme si tous les démons étaient lâchés.

On vient m'appeler su'l'coup de minuit.

Bon que j'me dis, encore un bateau en mauvaise passe

 

« Ouôh ! Gouachet, c'est pour aller au Conquet tout de suite ! »

 

« Figurez-vous, c'était une pauvre femme en mal d'enfant, déjà mère de sept gosses.

La sage-femme disait qu'il fallait l'opérer tout de suite, sans quoi elle allait mourir.

On l'a étendue en travers du canot, solidement amarrée sur une table pour pas qu'elle gêne les rameurs,

ni qu'elle traine dans l'eau qui embarquait à chaque vague.

J'la revois encore, avec sa pauv'tête qui pendait.

À 4 heures du matin, on était rendus.

L'enfant est mort, mais elle, le chirurgien l'a sauvée, même qu'elle est encore en vie, à c't'heure. »

 

Le jour a fini de mourir à la croisée, sur les dahlias et les géraniums du petit jardin,

et la lampe qu'on apporte révèle soudain, massés à l'autre bout de la pièce,

une bande de jeunes femmes et d'enfants, entrés sans bruit, tendant le cou vers les histoires du grand'père.

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Le sauvetage dans le sang 5 aout 1933.jpg

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Ce sont mes petits-enfants.

J'en ai vingt, dont quatre garçons chez mon fils, sauveteur à l’île de Sein.

J'ai eu quatorze enfants.

 

À Molène, m'explique Eugène Masson, ça a toujours été comme ça.

On a le sauvetage dans le sang.

Les gosses, à force d'entendre les récits des vieux, ne pensent qu'à sauver du monde leur tour.

C'est un instinct chez nous, comme chez les chiens terre-neuvas

qui se jettent après tout ce qu'ils voient tomber à l'eau.

On peut être bon marin et pourtant, ne pas être sauveteur.

Les pigouyers, tenez, ils sont courageux, adroits ;

ils tiennent le coup n'importe où, mais qu'un des leurs soit en danger, ils n'auront pas idée d'y aller.

 

Pas plus tard que se le début de cette saison, un bateau goémonier de Quéménès, trop chargé de tali,

chavire par le vent tout contre me mauvaise roche.

Yves Floc'h, de la grève, l'aperçoit, saute dans son petit canot et arrive.

Un autre pigouyer passe par-là, essaie bien de secourir son copain, mais tout à coup prend peur et f... le camp.

C'est Floc'h qui a repêché le bonhomme accroché en haut du mât.

 

Autrefois, on était dressé de bonne heure.

À 10 ans, j'étais mousse à 12, je commandais le sloop Céline dont le patron, toujours saoul,

dormait à fond de cale quand il ne restait pas à l'île.

Je transportais la soude de Molène à L'Aber-Wrac'h ouà Plouescat.

 

À 15 ans, j'avais mon canot à moi, l'Églantine, et je faisais la langouste.

Mon frère Louis, la même chose.

Ah ! En voilà un lascar, pêcheur, sauveteur, canotier du Coleman, et même pompier puisque,

l'été dernier, il a éteint un incendie à l'hôtel Tual !

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La chaussée de Keller 5 aout 1933.jpg

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Louis Masson, Louis Piqueur, ou encore « ce bandit », « ce pirate », comme l'appellent les pêcheurs ouessantins qui ragent le long des grèves lorsqu'ils aperçoivent son côtre blanc chevaucher allègrement les remous du From-Rust !

L'autre semaine, j'étais avec lui à la relève des casiers, sur la chaussée de Keller.

C'est son domaine à lui tout seul.

Là, il est sûr que personne ne lui barbotera ses langoustes !

 

Les autres, ils ont toujours peur de recevoir des plumes dès qu'ils ont doublé le Stiff, les voilà perdus ;

ils ne sont plus en France !

Et, se faufilant comme un béluga entre les récifs, barrant d'une main, de l'autre il me montrait les roches qui pointaient leurs têtes noires dans l'écume.

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A Molène au lever du soleil 5 aout 1933.jpg

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Tenez, là, sous le vent à nous, le plus mauvais écueil du From-Rust !

Tant de navires ont péri dessus que, si le fer n'était rongé, le tas en serait plus haut que la roche.

 

Quand je prends des homards à cet endroit-là, ils sont tout tachés de rouille.

Bass-Veur et Bass-Vihan où j'ai récolté les seize hommes de l'Arès, le 11 mai 1932,

à 4 heures du matin, dans un brouillard épais.

J'ai trois orins par-là !...

Celle-ci, c'est Kinzy.

À la relève, ce matin, j'ai eu cinq belles langoustes.

J'aime bien venir sur la chaussée de Keller, y a du poisson, et moi, je suis apprivoisé par ici.

J'y ai mes souvenirs, comme ce soir de tempête, en 1914, où la poudre avait pris feu à bord du croiseur Châteaurenault.

J'suis descendu dans la soute, sans ordre.

Le lieutenant de vaisseau Benoit et le quartier-maitre Le Gall sont venus me rejoindre et on a réussi à sortir les caisses de munitions et à les éteindre.

On a eu chaud, cette nuit-là !

J'ai même été proposé pour une prime, mais j'ai jamais rien reçu.

Attention, regardez donc cette roche, au bout de Keller-Vihan, qui a une espèce de long museau pointu, la Gueule du loup, qu'on l'appelle.

C'est plein de nids de cormorans.

Tenez, regardez-les plonger

 

Les grands corbeaux de mer remontaient en deux coups d'ailes, un bout d'algue au bec, pour aller construire leurs nids à quarante mètres de haut.

C'est à bord du Châteaurenault que j'ai sauvé le plus de monde à la fois.

On était en Méditerranée ; la Gallia venait d'être torpillé.

Avec trois volontaires comme moi, j'ai armé une chaloupe et j'ai ramené environ 300 personnes.

J'avais pas reçu d'ordre, encore, cette fois-là, mais bah !

S'il fallait toujours des ordres, le monde pourrait bien crever en attendant !

 

Je les revois encore, tous les trois, Louis Piqueur avec sa figure carrée, boucanée de flibustier qui serait un honnête homme, son frère Gwenik et le petit Denis qui, tout en levant les glènes d'orins,

écoutait bouche bée les aventures de son père.

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*

**

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Dans la petite salle blanche, les vieux s'étaient tus, leurs mains abandonnées devant eux,

ces mains rugueuses qui garderaient jusqu'au tombeau la forme ronde des avirons.

Les yeux vagues, les lèvres serrées dans leurs barbes blanches, ils regardaient au dedans d'eux-mêmes, comme des reflets dans un miroir terni, défiler leur vie héroïque, leur vie qui n'est qu'un chaînon de l'histoire de Molène, gardienne du From-Veur, surveillante des roches, sentinelle qui sait voir à travers la brume :

Molène, petite et plate, dont toute la grandeur est dans l'âme de ses marins.

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