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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
article 7 sur 8

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Source : La Dépêche de Brest 17 novembre 1929

 

Un souper couronne dignement la soirée au dancing.

Huîtres, choucroute, escargots, soupe à l'oignon ou au fromage ; tous mets bien épicés, appétissants,

portant à boire, et congrument arrosés de vins de carte.

 

Les prix sont abordables, mais malheureusement hors de portée des petites bourses.

Il est évident qu'un habitué du dancing ne pourra se payer ce luxe quotidien.

Aussi les soupeurs sont peu nombreux et se recrutent généralement parmi les navigateurs ou les provinciaux

en goguette ou encore jeunes gens en veine de bonne fortune et qui traitent généreusement une danseuse

avec l'espoir de la maltraiter ensuite.

​

Allez consommer à l'Ermitage ou à la B. M. à l’heure du souper,

un jour de vogue (samedi, dimanche ou fêtes), et vous ne regretterez certainement pas votre lit.

Car le spectacle est plus curieux que jamais.

 

Il est une ou deux heures du matin.

Le moment du coup de feu.

Les garçons, infatigables en dépit d'une soirée mouvementée,

dressent le couvert par petites tables.

Deux personnes, en général, homme et femme, assis du même bord,

côte à côte sur la banquette de velours ou de moleskine et se tenant

d'assez près.

Car la grande affaire n’est pas, en somme, de manger, encore que

ces « monsieur-dame » ne manquent ordinairement pas d'appétit.

 

Ce sont des gens calmes, dont on dit, avec une nuance d'ironie,

qu'ils « s'occupent ».

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Il en est de plus exubérants, soit qu'ils aient bu copieusement ou qu'ils soient d'humeur folâtre.

 

C'est ici, certains soirs d'abondance, le triomphe des femmes saoules ou à demi-saoules, parce que — ma foi —

« elles tiennent bon la toile ».

On dirait des oiseaux sous une cloche d'oxygène :

Elles chantent ;

elles rient aux éclats ;

elles interpellent leurs amis et amies, voire même l'inconnu solitaire ou le profane, éberlué devant cette familiarité

de franc aloi et qui, certes, n'est pas pour lui déplaire.

Elles jouent avec la vaisselle ;

elles font tourner des assiettes, confectionnent des cornes de serpentins, font grand tapage

et causent sans seulement s'écouter ni s'entendre.

Chacune mène son petit monologue, sans plus s'occuper de ses voisins ou voisines.

L'alcool leur dispense une gaîté généreuse et l'oubli de bien des misères latentes.

Et leur entrain ressuscite des gens endormis ou sur le point de céder au sommeil.

​

Les patrons peuvent juger à loisir de l'effet de leurs cocktails.

Appuyés au comptoir, supputant la gain de la soirée ou attablés

avec des clients, pour une belote, ils veillent à tout et rien n'échappe à leur vigilance.

Ils se coucheront peut-être à l'aube :

Quand l'ouvrier à cotte bleue se lève pour l'usine ou le collégien

pour l'étude ;

quand la dernière édition de la Dépêche sort des presses,

encore grasse d'encre et lourde d'une odeur de plomb ;

au froid, sinistre comme un remords, du petit jour de cendre, d'amertume et de gueule de bois.

 

Les heures extrêmes de la nuit, hantées par une minorité hétéroclite (gens de plaisir, vagabonds, travailleurs) sont favorables au lyrisme

et aux inspirations originales.

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Les élucubrations les plus banales, les jeux de mots les plus démonétisés passent comme de l'or.

Toutes les idées s'irisent des vapeurs chaudes de l'alcool.

Tout le monde a du génie et la révélation d'une facilité extraordinaire, soit de concept, soit de parole.

 

J'ai vu, d'un œil amusé et lucide, des littéraires lâcher tous leurs souvenirs romantiques,

des vers de Musset ou de Baudelaire.

D'autres qui ouvraient toutes grandes les écluses de leur cœur et se racontaient à des inconnus,

avec une confiance et une prolixité qu'ils n'avaient même pas pour leurs amis intimes.

​

Celui-ci, hypernerveux, pleurait à chaudes larmes en parlant

de sa mère, de sa solitude sentimentale, de sa vie gâchée.

Et tout en parlant ainsi, avec l'accent du désespoir et le feu

de la sincérité, il s'envoyait par le corps des « gin-fizz » sournois.

 

Cet autre, baptisé du nom d'un volatile de basse-cour,

éclairait sa table par l'éclat d'un grand nez aussi rouge

qu'une surface réfléchissante de bicyclette.

Trop saoul pour parler, le visage dévoré de tics et irradié

par un bon sourire d'ivrogne, il oscillait sur sa chaise et avait tout juste la force de se jeter, de temps à autre, sur son verre.

 

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Dieu merci, il n'y a pas au dancing, même passée certaine heure, que des gens ivres.

Tant s'en faut.

Beaucoup qui côtoyaient dangereusement l'ivresse, retrouvent un peu de leur équilibre en mangeant.

Et beaucoup n'ont pas les ressources nécessaires pour boire à outrance.

 

On voit, certains soirs de semaine, des soupeurs qui se contentent d'un sandwich et d'un bock.

On voit même quelques danseuses somnolentes devant une table déserte, encore qu'elles mangeraient volontiers.

Soirs de disette.

Les cigales affamées songent avec amertume au bon grain des fourmis :

les bourgeoises dodues endormies par la ville.

 

(A suivre).

 

L'IMAGIER.

​

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