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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
article 8 sur 8

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Source : La Dépêche de Brest 21 novembre 1929

 

Ce n'est qu'un fait-divers, que vous avez pu lire à l'époque dans la Dépêche et qui éclaire, d'un jour lugubre,

la vie parfois pénible des « petites alliées ».

 

J'avais remarqué à l'apéritif, il y a quelques années, une danseuse exhibitionniste qui devait se produire

au dancing du soir.

Une femme comme on en voit tant à cette heure et en ce lieu, mais frappante de maigreur.

Ses yeux, très noirs, brûlaient au fond de l'orbite d'un éclat inusité et les fards conjuraient mal une pâleur morbide.

Son nez, fortement aquilin, s'incurvait entre deux pommettes usées et plombées par la fièvre.

Des muscles atrophiés ne parvenaient pas à contenir la saillie des vaisseaux spasmodiques de son cou,

qu'elle cachait d'une écharpe négligente.

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Elle resta un moment devant sa consommation, seule à sa table,

étourdie de sensations, comme ces oiseaux que les paysans découvrent

la nuit dans les fourrés, à l'aide d’une lanterne, et assomment

à coups de bâton.

Ici, heureusement, elle n'avait pas à craindre pareil sort,

encore que le désir des hommes soit parfois mortel.

 

Seules, les nécessités professionnelles l’avaient tirée de son lit

ou peut-être l'excès d’une souffrance latente que l'on devinait

à la dilatation des pupilles.

Elle avait ce regard angoissé et implorant des gens que guette la syncope

et qui ne tiennent debout qu'à renfort d'excitants.

Certainement, elle devait se droguer.

 

Un homme jeûne et élégant, au visage dur et insolent,

entra et vint à sa table.

Elle l'accueillit avec le sourire, non d'une amante, mais d'une naufragée qui s'accroche à une bouée de sauvetage.

Je fus frappé du contraste des deux physionomies.

Lui, éclatant de santé et de sensualité ; elle, malade et avide de tendresse.

Un drame secret d'antagonismes et d'incompréhension.

Dans le domaine sentimental, la fable tragique du pot de fer et du pot de terre.

 

Je ne fus pas au dancing, ce soir-là, et certainement j'aurais oublié cette femme, malgré la vive impression

qu'elle m'avait faite, sans un entrefilet de la Dépêche du surlendemain, dont voici la substance :

 

« Mlle X..., artiste chorégraphique, a été trouvée morte dans une chambre d'un hôtel de la ville.

Le décès paraît consécutif à l'absorption d'une dose massive de...

( ici un médicament dont je n'ai pas retenu le nom), dont la victime usait, paraît-il, pour soigner des maux de reins. »

​

Ainsi cette femme avait paru au dancing, vers minuit ou une heure

du matin.

La mort dans le corps et dans l'âme, elle avait ri, elle avait bu,

elle avait dansé.

Elle avait envisagé la foule joyeuse de ce regard extralucide de moribond que Molière dut avoir de son fauteuil du « Malade imaginaire ».

​

Elle avait pénétré toute l'horreur de cette gaieté forcée à laquelle

la contraignait la nécessité quotidienne de gagner sa poudre de riz.

 

Et, bien qu'elle fût très affreusement lasse, cet homme au visage dur

et insolent s'était sans doute imposé à elle et l'avait accompagnée.

Qu'est-ce qui l'avait précipitée dans la mort ?

Une erreur de dosage d'un médicament ?

Mensonge pieux de la presse.

 

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Elle s'était suicidée plutôt, dans cette chambre anonyme et froide,

où l'avait laissée, brisée pour jamais, l'homme égoïste et trop bien portant.

Grâce au poison libérateur, elle avait glissé de la réalité atroce dans un rêve stupéfié,

comme un cadavre de marin descend dans les profondeurs de la mer.

Qui la pleura ?

De ce corps, jadis beau et adulé, de ce cadavre promis à l'amphithéâtre, les vivants, flairant un mystère inquiétant,

se détournèrent avec une réprobation secrète.

 

Ils auront dit :

« C'est de sa faute. Elle l'a voulu ».

Admettons, car, s'il fallait rechercher les responsables de ce drame — des drames trop fréquents de ce genre —

il faudrait remonter trop loin.

Il faudrait remonter à des parents débauchés ou trop faibles ;

au séducteur de la midinette trop avertie, lâche devant une paternité qu'il n'avait pas prévue

(ça se voit ailleurs que dans les feuilletons, hélas !) ;

à la famille qui renie cet enfant du malheur ;

aux mauvais anges qui conseillent :

« Jamais tu ne gagneras, en travaillant, assez d'argent pour nourrir deux bouches (et c'est vrai, souvent).

Imite-nous.

Mets ton enfant en nourrice.

Engage-toi comme danseuse.

C'est la bonne vie.

La croûte assurée.

Et des à-côtés intéressants » ;

aux amants dépravés qui l'entraînent à boire, à fumer, à priser,

à organiser des débauches de plus en plus dégradantes, etc.

 

Une peinture du dancing serait incomplète et superficielle

si elle en négligeait les misères et le côté douloureux.

Ce n'est pas sans une mélancolie poignante que l'on entend dire, parfois, d'un de ces papillons de plaisir :

« Elle vient de mourir à l'hôpital : la tuberculose.

Une jolie fille pourtant ! Et si jeune! »

 

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Heureusement, tel n'est pas le sort de toutes.

La plupart conservent un juste souci de leur santé et s'arrêtent au bord des excès.

À tout prendre, la profession de danseuse n'est pas aussi pénible que certains métiers dangereux,

insalubres ou nocturnes.

On commence à neuf heures du soir pour finir à cinq heures du matin.

On se couche jusqu'à midi ou une heure et, l'après-midi, on se promène.

C'est un régime qui fait pâlir, mais ne tue pas, à moins de l'aggraver par des habitudes d'intempérance,

des parties nocturnes d'auto à Saint-Anne ou vers Kerhuon et l'usage des drogues sinistres.

 

Pour une qui finit mal (nous finissons tous mal, quand il s'agit de mourir), combien font des fins presque bourgeoises

« disséminées par la France, au hasard d'un petit commerce » ( je cite Mac Orlan de mémoire ) ;

Il suffit d'avoir une certaine tenue, de l'habileté et les faveurs de ce redoutable sphinx devant qui

toute l'humanité ploie le genou : Le Hasard.

 

L'Imagier.

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