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Fenêtres sur le passé

1891

Le dernier livre de Madame Penquer de Lannilis

Penquer lannilis mes nuits _01.jpg

Source : La Dépêche de Brest 16 mars 1891

 

Auteur : Édouard Langeron.

Professeur d’Histoire au lycée de Brest

Conseiller municipal de Brest

Président de la « Société républicaine d’éducation populaire »

Professeur de Victor Segalen

Leocadie hersent penquet finistere lanni

Mariée le 16 septembre 1851, Mme Auguste Penquer devint veuve le 18 décembre 1882.

Sept ans après, presque jour pour jour, le 19 décembre 1889, elle allait rejoindre dans la tombe

celui qu'elle avait si passionnément aimé.

 

Trente-un ans d'un bonheur complet ont donc été expiés par sept années d'une incomparable douleur.

Tant il est vrai (et faut-il répéter une fois de plus cette pensée banale ?) que tout se paie en ce monde,

« tout sans exception »,

mais particulièrement le bonheur, parce que le bonheur n’est pas le but de la vie ni la condition de l’humanité !

C'est le tableau de ces sept années de souffrance morale,

c'est la peinture émouvante de cette lente agonie du cœur

que Mme Penquer a voulu laisser après elle dans ce livre posthume

qui a pour titre :

« Mes Nuits ou les Élévations de la Douleur ».

 

La douleur !

 

En est-il donc une plus poignante et plus cruelle que de voir disparaître pour toujours l'être qui nous est le plus tendrement uni ?

 

La douleur, en effet, est le fruit naturel et en quelque sorte

le complément de l'amour.

Elle prouve que nous sommes doués de sensibilité et d'intelligence, et, par conséquent, capables d'aimer, de comprendre et de regretter.

 

Et comme il est impossible que, dans le cours de notre existence,

le contact des choses extérieures ne heurte pas quelquefois violemment nos affections intimes, il s'ensuit que nul ne peut se soustraire

à cette loi divine de la douleur, qui est en même temps la preuve

de notre supériorité et la marque de notre faiblesse.

 

Penquer_-_Mes_nuits,_1891.jpg

Sur les âmes ordinaires pour qui l’amour n'est qu'un caprice, une passion ou une habitude,

le temps peut bien en atténuer la rigueur ;

la douleur alors se transforme en tristesse ou en mélancolie,

quelquefois même disparaît complètement dans ce gouffre sans fond qui s'appelle l'oubli.

 

Mais pour les âmes d'élite, la douleur, fidèle compagne de l'amour, reste constamment aussi vive ;

elles en gardent, durant toute la vie, une forte et durable empreinte ;

elles seules savent la supporter avec dignité, souvent même l'exprimer avec éclat.

 

Car la sensibilité est une faculté qui s'émousse bien vite, quand elle n'est pas éclairée par l'intelligence ;

et c'est pourquoi la vigueur de l'esprit, jointe à la bonté naturelle,

enracine profondément dans notre âme les longs regrets et les tendres souvenirs.

 

Or, Mme Penquer était précisément une de ces natures privilégiées.

En elle s'unissaient dans une égaie mesure les dons les plus rares et les sentiments les plus tendres.

 

Le malheur qui a brusquement brisé sa vie lui a fait au cœur une blessure qui n'a point cessé de saigner.

 

Elle en a ressenti l'amertume depuis le premier jour jusqu'à la dernière heure.

Et comme elle était poète, elle a désormais consacré ses longues nuits d'insomnie à pleurer son bonheur perdu

et à chanter sa douleur.

 

Voilà comment est né ce livre si beau, que l'on ne peut lire sans une émotion profonde.

Jamais l'auteur, dans ses précédents ouvrages, n’avait uni à un tel degré le pathétique et l'idéal.

Ce ne sont pas, en effet, des élégies banales sur des sujets de rhétorique usée, comme on trouve tant d'exemples dans Sully-Prud’homme et Joséphin Soulary.

 

Ce ne sont pas non plus les accès d'une vague mélancolie qu'aucun fait n'explique, et qui proviennent simplement du désenchantement de la vie, comme dans Musset.

 

Au contraire de plusieurs de nos poètes, Mme Penquer n'exprime que les sentiments qu'elle éprouve et elle éprouve tous les sentiments qu'elle exprime.

 

De là, ce souffle puissant qui circule à travers son œuvre,

cette variété de ton  et d'images, de sentiments et d'idées qui enchantent le lecteur, le passionnent,  le ravissent et l’entraînent.

 

L'ouvrage est divisé en trois parties, complètement différentes de genre,

d'aspect et d'allure : Veuve, chrétienne, grand'mère.

 

La première est de beaucoup la plus émouvante ;

la seconde est certainement la plus lyrique ;

la troisième est à coup sûr la plus gracieuse.

 

Dès le début, on sent que Mme Penquer va parcourir toute la gamme

de la douleur humaine.

 

Les pièces se succèdent courtes et rapides, toujours tristes ou enflammées

et bien souvent amères.

 

Tantôt ce sont de doux et tendres regrets (Ta chambre et ta maison),

ou des triolets charmants de grâce mélancolique et pure (Délaissée) ;

plus loin, l'élan passionné d'un amour sans bornes (Aveu),

des imprécations virulentes (Révoltée),

l'expression pathétique d'une souffrance atroce (Ma douleur),

un complet affaissement moral et un appel désespéré à Dieu

(Les désespérés, Cri de détresse),

quelques réflexions empreintes d'une haute philosophie (Antithèses),

une pièce tendre, amoureuse, de tous points ravissante (Appelle-moi) ;

puis quelques pages très simples, mais éloquentes, où se trouve racontée

d'une façon magistrale la mort du docteur Penquer (Souvenir intime) ;

enfin des strophes vibrantes, pleines d'idées élevées et de vers magnifiques,

la plus belle pièce du recueil avec la précédente (Mon secret).

 

Sully-Prudhomme.jpg

Sully-Prud'homme

Joséphin Soulary.jpg

Joséphin Soulary

Landelle,_Charles_-_Alfred_de_Musset_-_M

Alfred de Musset

Musée_d'Orsay

On voudrait pouvoir tout citer ; mais il faut se restreindre.

Et pour fournir un exemple, bornons-nous à ces sept strophes de la pièce Durant le jour.

C'est frais et délicat, comme une ode de Ronsard.

Si loin que tu sois à cette heure,

Si haut que tu sois, entends-moi :

Me vois-tu, seule en ta demeure,

Seule et les yeux fixés sur toi ?

 

Me vois-tu pleurant ton absence,

Triste et recherchant tour à tour

Quelques traces de ta présence,

Quelques reflets de ton amour ?

 

Je te suis à travers les mondes.

En rêve, à travers l'Inconnu,

Jusqu'en ces régions profondes

D'où nul jamais n'est revenu.

 

J’y revois ta beauté suprême ;

Je t’y revois vivant et fort.

Qu’as-tu fait pour revivre ? _ « J’aime !...

« Seul l’amour peut vaincre la mort. »

 

Tu dis cela d’une voix grave ;

Grave, mais si douce pour moi,

Que je voudrais rompre l’entrave

Qui m’enchaîne encor loin de toi.

 

Pui, je promène sur la terre

Mon pas errant, mon œil voilé,

Ma vie aride et solitaire

Et mon cœur vide et désolé

 

Si loin que tu sois dans l’espace,

Entends-moi si haut que tu sois !...

Je suis perdue en une impase ;

Fais-m’en sortir, si tu m’y vois !...

Tombe-Auguste-Salaün-Penquer-médaillon.j

Médaillon d'Auguste Salaün-Penquer

sur sa tombe,

réalisé par le sculpteur Auguste Bartholdi,

ami de son épouse Léocadie Salaün-Penquer.

Cimetière Saint Martin

Remarquons la tendance spiritualiste de ces vers.

 

Mais bientôt Mme Penquer s’abandonne sans réserve à de plus hautes pensées.

Son âme profondément religieuse s’élève jusqu’à la divinité, et, prenant son vol, s'élance dans l'infini.

Toute cette seconde partie renferme des pièces d'une beauté supérieure, empreintes d'une poésie sévère.

Mais là encore, c'est le souvenir de celui qu'elle aime qui la poursuit.

Ce qu'elle cherche dans les sereines régions du ciel,

c'est l'être adoré qui lui est apparu sur la terre et auquel elle a dit dans un élan passionné :

 

Ce que j'aime en toi, c'est Dieu même ;

Ce que je cherche en Dieu, c'est toi.

 

L'espoir de le retrouver enfin tel qu'elle l'a connu, telle qu'elle l'a quitté, soutient son âme, la transporte et la vivifie.

 

La crainte de ne plus le revoir la frappe au contraire d'une terreur soudaine ;

à cette vision horrible, elle ne peut se contenir et s'écrie :

Si, quand ayant marché longtemps dans la souffrance

À travers les regrets des fautes d'ici-bas,

N'ayant pour soutien qu'une seule espérance :

Te revoir ! Dieu disait : « Tu ne le verras pas ! »

 

Oh ! pas cela, Seigneur ! — Pitié, faites-moi grâce !...

Frappez-moi !... Courbez-moi, mais laissez-moi l'espoir !

Gardez-moi la plus humble et la dernière place,

Sous vos pieds, sous ses pieds, Seigneur, mais le revoir !

 

Oh ! pas cela ! S'il faut pour le revoir encore,

Seigneur, souffrir l'horreur du vide et l'abandon ;

Gethsémani, la nuit, et Judas dès l'aurore ;

Le soufflet sur ma joue et l'outrage à mon nom.

 

J'accepte tout : la Croix? — Mais la Croix, je l'appelle ;

Elle est là. Je la porte en mon cœur tous les jours ;

Et j'abandonne tout à la Croix, hors mon aile :

L'aile qui doit porter mon âme à mes amours !

Ah ! Il faut en convenir, ce sont là de magnifiques tirades, des strophes véritablement éloquentes et passionnées !

 

Puis, le poète ne tarde pas à redescendre de ces hauteurs où il semblait se complaire, et, avec une grâce charmante, il retrouve les accents les plus suaves pour chanter ses joies domestiques.

 

Rien de doux comme les vers que, dans sa tendresse maternelle, elle a consacrés à sa fille et à ses petits-enfants :

« le jour du mariage »« la naissance d'Anne et de Mathilde » et surtout « Petite sœur », une ravissante bluette,

pleine de sentiment et de fraîcheur.

Elle est toute petite encore :

Elle est l'aube de ton aurore,

Rien de pareil

Au charme de vous voir ensemble.

On l'admire ; elle te ressemble :

Elle est lueur, et toi soleil.

 

Elle est le bouton, toi la rose,

Bouton éclos, fleur presque éclose,

Quelles senteurs !

Le doux parfum de vos haleines

À l'odeur des brises sereines

Qui n'ont passé que sur des fleurs.

 

Elle est le mouvement, le geste,

Le bruit. Jamais elle ne reste

Sans s'agiter,

Comme une naissante colombe

Qui veut monter et qui retombe,

N'ayant pas d'ailes pour monter.

Léocadie Penquer vie et oeuvres.jpg

Autres pages consacrées à Mme Penquer

On le voit, rien ne manque à ce recueil.

Les qualités poétiques de l'auteur de Velléda y sont complètement épanouies.

Elle y a répandu, comme à pleines mains, tous les trésors de son cœur, tout le charme de son esprit.

 

Aucun de ses écris ne la fait mieux connaître comme femme, comme mère et comme poète.

 

Cette dernière œuvre consacre définitivement sa renommée et lui assigne une belle place

parmi les écrivains de ce siècle.

Car, tant qu'on sera sensible au charme de la poésie, tant qu'il y aura des gens de goût pour la comprendre

et l'admirer, on lira ce poème éloquent de la « Douleur », si riche en grandes pensées et en nobles sentiments ;

qui est en même temps un chant d'amour et d'espérance, destiné à émouvoir et à consoler tour à tour,

parce qu'il commence par un sanglot et qu'il finit dans un sourire.

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