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Légende

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La chèvre blanche de Kérozal

Il y a bien longtemps de cela vivait à Kérozal

une grande dame toute maigre et bien aigre.

À cause de sa fortune, elle avait réussi, sur le tard,

à trouver un mari, un « porkez » (*) noblaillon de Saint-Pabu, qui dépérit bin vite en sa morne et stricte compagnie.

Il mourut.

La population de Plouguin voulut le mettre au rang

des martyrs, mais le prieur de Coat-Méal s’y opposa

sous prétexte qu’il n’avait pas été assez régulier

dans le versement de ses redevances.

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Ildut de Kérozal fut le seul enfant de ce mariage.

Sa mère comme poussée par le désir de tyranniser, en fit son esclave, sous le prétexte de l’élever conformément

à son rang. Ildut ne put jamais s’amuser avec les enfants du voisinage, courir avec eux dans les bois,

les belles vallées de Plouguin.

Toujours tiré à quatre épingles, toujours suivi dans ses moindres déplacements par un vieux moine à la bure délavée, Ildut se morfondait, mais se soumettait sans jamais rechigner.

Il devint beau garçon de vingt ans.

Le moine mourut.

 

Par mesure d’économie, il ne fut pas remplacé. 

Plus de service religieux à Kérozal ! 

Tous les dimanches et jours de fête, fut attelé le carrosse le matin pour la grand-messe, l’après-midi pour les vêpres.

 

Ildut en fut ravi.

Ravi, il allait sans tarder, l’être encore bien plus !

 

Plouguin de ce temps-là était un bourg résidentiel, bien plus que Gwitalmézeau.

 

Y vivaient en des luxueuses demeures de dignitaires des maisons nobles, des agents d’affaires, les notaires du prieuré de Coat-Méal, de la maison de Kerleg, du Chastel.

Si bien que les filles de Plouguin, qui ont aujourd’hui si bonne réputation, contaminées par une trop grande aisance, passaient pour être un peu trop délurées.

Mais tous les auteurs anciens les plus sérieux, sont unanimes à reconnaître qu’elles étaient

comme maintenant très jolies.

 

Catherine Mabis, dix-huit ans, perle de beauté, le sachant fort bien, était la fille unique du fermier général

de la vicomté de Coat-Méal.

Son père ne pensait qu’argent, affaires rentables.

Sa mère, qui avait autrefois tenu une auberge à Recouvrance, adorait sa fille, lui passait tous ses caprices,

lui communiqua surtout sa roublardise.

 

Mais au lieu de penser à rouler quelque marin, Catherine, très ambitieuse, visait beaucoup plus haut.

 

Elle assistait, bien sûr, elle aussi à la grand-messe et aux vêpres.

Les femmes vont là où elles peuvent se faire admirer.

 

Catherine, épanouie, en ses seyants atours, attira fatalement l’attention du jeune seigneur de Kérozal.

Elle arriva très vite à saisir l’un des regards qu’il lui jetait à la dérobée.

Audacieuse, elle lui répondit par un sourire ravissant et plein d’éloquence.

 

La foudre a parfois endommagé le clocher et l’église de Plouguin

Le sourire de Mabis provoqua bien plus de dégâts.

Il fit s’écrouler l’empire de la dame de Kérozal sur l’âme  de son fils.

 

Aux vêpres de Plouguin, bientôt les œillades des deux jouvenceaux furent plus nombreuses que les Gloria Patri.

 

Vite ce fut le besoin d’intimité.

De jour, c’était impossible.

La nuit a été créée par Dieu pour favoriser les amours.

La dame de Kérozal, qu’il ne pouvait être question de mettre dans la confidence, exigeait que son fils se couchât tôt.

Quoi de plus facile, lorsque tous dormaient dans le manoir, que de sauter par une fenêtre,

d’aller rejoindre la belle dont la chambre donnait sur un grand jardin très discret.

Les rendez-vous se déroulèrent plusieurs fois sans incident.

 

Un soir, stupeur d’Ildut !

À l’entrée du pont sur le Garo, une chèvre blanche, les cornes basses, prête à foncer, lui barra le passage.

Le noble chevalier dut se battre, dut mettre toutes ses forces dans la bataille pour franchir le pont.

La chèvre le suivit jusqu’à la croix du bourg en bêlant.

Il n’en dit rien à Catherine.

À son retour, la chèvre l’attendait sur le pont, le laissa passer, l’accompagna, toujours bêlant,

jusqu’au portail du manoir.

 

« Que t’arrive-t-il, Ildut ?

Depuis quelques temps tu n’es plus le même.

Tu es nerveux, tu sembles très préoccupé.

Quelqu’un voudrait-il mettre obstacle à notre bonheur ? »

 

Ildut raconta ce qui se passait.

 

« C’est de la sorcellerie, lui dit la belle.

Quelque jaloux veut nous perdre.

Défends-toi !

Voici un pistolet que j’ai pris dans l’armoire de mon père.

Tue-moi cette chèvre, le dernier obstacle à nos amours ! »

 

À son retour, la chèvre était là sur le pont.

Elle n’était pas menaçante.

Elle l’accompagna en bêlant.

Il ne tira pas.

 

Le lendemain soir, la tempête faisait rage.

Il faut autre chose pour arrêter un amoureux.

Sur le pont, la chèvre blanche bondit sur Ildut.

Il essaya vainement de s’en défaire.

Essoufflé, au comble de la colère, il prit le pistolet, tira…

Il y eu un éclair, un fulgurant coup de tonnerre et une plainte que prolongèrent tous les échos.

Le rendez-vous fut gâché.

Ildut ne pouvait se défaire d’une angoisse tenaillante, mystérieuse.

 

Il s’en retourna, seul cette fois, sous la bourrasque.

Très difficilement, il trouva le sommeil.

 

Au matin il fut brutalement réveillé par d’horribles cris lugubres.

Une servante venait de découvrir la dame de Kérozal étendue sur le parquet  de sa chambre,

autour d’elle une mare de sang noir.

Sa poitrineavait été traversée d’une balle.

Portes fenêtres étaient closes, aucune trace d’effraction !

 

Ildut de Kérozal dut se rendre à l’évidence.

C’est sa mère qui se métamorphosait en chèvre.

Il l’avait tuée.

Jamais plus il ne voulut revoir la fille du fermier général.

Il tint à expier son crime dont il n’était pourtant pas coupable.

Il fit bâtir une chapelle dédiée à Notre-Dame de Pitié.

Elle a disparu.

 

(*) pauvre

 

(Plouguin Cité Royale – Chanoine Élies)

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