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Fenêtres sur le passé

1938

Nos vieux Kerhorres
- Article 1 sur 6 -

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Jim Sévellec

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Source : La Dépêche de Brest 24 juillet 1938

 

Vous n'avez pas connu « Jeannick ar poste ».

Vous êtes trop jeune pour cela.

Mais parlez-en aux vieux Kerhorres.

Ils vous diront bien ce qu'elle faisait pour eux chaque jour.

Ils vous diront qu'elle s'appelait :

« Channick ar poste », car leur accent est dur comme le fut leur vie.

 

Dans un café, près du grand pont, pourquoi évoquions-nous la figure de cette bonne « bonne vieille »,

qui conduisait les chevaux mieux qu'un homme ne l'aurait fait ?

Peut-être parce que le ciel était gris, parce que le vent battait les carreaux et que les tours du château déchiraient

les voiles de brume.

Il y a des jours où l'on revient mieux vers le passé, sans le savoir.

 

Mon ami ouvrit ce livre d'images anciennes dans lequel étaient enclos tous ses souvenirs d'enfance et de jeunesse.

Les bons comme les mauvais.

Il mit à les évoquer une gravité joyeuse :

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— Les Kerhorres ?

Il n'y en a plus, ou presque.

Tout au moins, il n'y en a plus guère qui vivent comme nous avons vécu.

J'ai connu leurs derniers beaux jours.

Et quand je dis : « beaux jours »...

 

« Vers 1900, il fallait payer pour être agréé comme apprenti chez un patron.

Cela peut vous paraître étrange.

C'était ainsi.

Alors, ceux qui n'étaient pas riches n'avaient qu'une ressource : s'embarquer pour la pêche.

 

« Que faire au pays des Kerhorres, sinon cela ?

Il y avait en ce temps une belle flottille de 75 ou 80 bateaux ancrée aux alentours du Passage, avec chacun un patron, un matelot, un novice et un mousse.

 

« Les navires étaient basés à Camfrout, à Pen an Toul ;

au Stear, au Pouldu, où l'on construisait alors beaucoup de bateaux.

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« Les patrons choisissaient pour leur barque un nom

qui leur était cher :

Petit Pierre, La Marie-Anne, Sainte-Anne de la Palud,

Les sept frères...

 

« Il y avait quelque chose de bien joli dans ce choix purement sentimental fait par des gars qui, croyez-le,

n'avaient pas froid aux yeux.

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« À onze ans, je me suis embarqué comme mousse.

J'allais avoir un bateau pour maison et apprendre la vie au jour le jour. »

 

Les Kerhorres pratiquaient la pêche en rade de Brest et dans le goulet principalement.

Parfois ils poussaient plus loin et prenaient Le Conquet pour base.

Ils naviguaient dans l'archipel, autour de Molène, de Béniguet, de Quéménès.

 

« Ce n'est pas ce que nous faisions qui était en soi très curieux, reprit mon ami.

C'est la façon dont nous vivions, car il nous arrivait parfois de rester cinq ou six semaines dans notre petite barque sans revenir à la maison.

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« Le lundi matin, de très bonne heure, les Kerhorres, encore mal réveillés, traînaient leurs gros sabots de bois

sur la route pour aller s'embarquer.

En général, ils étaient accompagnés de leur femme qui, sans doute, avait de bonnes raisons

pour vouloir surveiller l'appareillage.

 

« Et le mousse devait prêter la main pour les embarquements difficiles.

C'était dans son rôle.

Un petit bout d'homme tout neuf, tout candide.

Comment n'aurait-il pas été toujours paré ?

J'en connais bien encore qui sont ainsi, les bons petits gars !

​

« Et en route.

À bord, sérieux.

Finie la rigolade.

Une heure de grand air remettait chacun d'aplomb.

 

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« S'il y avait un peu de vent, on hissait la misaine et vogue la galère.

Sans cela, parés pour les avirons.

En cadence jusqu'au Poulmic pour la pêche aux praires et aux coquilles...

 

Sur la rade endormie, la petite flottille tissait son sillage silencieux.

Parfois un homme chantait pour entraîner ses compagnons.

Sa voix se perdait dans le brouillard lourd qui se confondait avec la mer si calme.

 

« Nous draguions avec une « draiche » reliée à un tournevire.

Travail long et souvent pénible.

Beaucoup le font encore, mais ils ont un peu modernisé leur industrie.

 

« Les Kerhorres étaient alors nombreux à pratiquer cette pêche et, au matin,

l'un d'entre eux donnait un coup de clairon, ou bien de « Corne-à-bout », pour alerter toute la flottille.

 

« Aussitôt, tous ceux de l'anse se remettaient aux avirons.

Puis on allait mouiller à Lestraouën, de l'autre côté de la baie, en face du Poulmic.

 

« Là, on débarquait les sacs de praires et le plus dur travail commençait,

car on ne gagnait pas sa vie comme on la gagne aujourd'hui.

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« Chaque homme d'équipage — le novice aussi bien que le mousse — mettait un sac de coquillages sur ses épaules et, en route vers Kerhuon.

Après l'aviron, la marche.

Quoi de mieux?

Et ! Voyez les gars!

 

« On partait par équipe avec un chef de file.

Le premier arrêt de tradition se trouvait à Croas ar Bis, à l'entrée du bourg de Plougastel.

Ceux qui étaient assez bien pourvus fumaient une cigarette, assis sur le piédestal de la vieille croix.

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« Puis on poussait jusqu'au Passage.

La seconde étape, avec le dos tout,

trempé par notre chargement.

Le passeur faisait payer un sou la traversée.

Mais il était bien brave et si nous nous mettions nous-mêmes aux avirons il ne réclamait rien.

 

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c'était qu'un sou.

Avec cela, de notre temps, on pouvait acheter quelque chose.

Et pour cela aussi nous savions nous donner beaucoup de peine.

 

« J'avais tout à l'heure évoqué la bonne vieille Channick ar poste.

Eh bien ! C'est elle qui nous attendait à la cale,

avec sa guimbarde et son cheval si pauvrement harnaché.

 

« C'est elle qui, par tous les temps, seule, emportait les sacs

de coquillages vers le marché de Brest, cahin-caha.

La bonne vieille maman, nous ne l'avons pas oubliée.

 

« Et fouette cocher, demain on touchera les sous... »

 

P.-M. LANNOU.

 

(A suivre.)

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