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Fenêtres sur le passé

1933

Ouessant, l'île méconnue par Odette du Puigaudeau
article 2 sur 5
Celles de la terre

 

Ouessant - Celles de la terre.jpg

Source : L’Ouest-Éclair 24 août 1933

 

Du Ve au XVe siècles, tous les saints moines navigateurs vinrent apporter la croix sur ces rivages hostiles et la farouche Païenne courba enfin la tête.

D'abord vassale des évêques du Léon lui la cédèrent à René de Rieux, gouverneur de Brest, Henri IV en fit un marquisat et Louis XV, un domaine royal.

Étrange domaine de rocs et de tempêtes !

 

Vigie du vieux monde, elle en a guetté l'histoire au cours des âges.

Elle a vu les nefs et les galères antiques, les Armadas, les caravelles, les rapides voiliers corsaires, les grands navires d'or des Marines royales, lougres, flûtes, corvettes et frégates, et ses récifs renvoyèrent l'écho de plus d'une canonnade.

La gloire navigue sur sa mer sauvage, une gloire souvent bretonne, la gloire pompeuse des grands siècles, déployant ses ailes lumineuses parmi les voilures blanches, ou bien reposée noblement à la proue haute des navires - la Belle-Cordelière d'Anne de Bretagne ;

Jacques Cartier allant fonder le Canada ;

la Belle-Poule canonnant l'Aréthuse ;

la Surveillante s'acharnant sur le Québec ;

la flotte de Charles du Chaffault, le grand marin du Comté de Nantes ;

l'escadre qui allait aux Amériques secourir l'Indépendance…

 

Et tous les autres, les obscurs, mais non les moins héroïques, ceux qui avaient pour adversaires les écueils meurtriers tapis dans les courants complices, ceux que l'ouragan déchirait, que la brume égarait, et qui se sont engloutis, beaux navires chargés d'espoirs et de richesses, sur la chaussée de Keller, à la pointe de Pern, dans les remous glauques du From-Veur.

La sortie de l'église à Ouessant.jpg

Maintenant, Ouessant est bien exorcisée.

Elle porte son église sur son cœur, une chapelle à chaque bout ;

elle se signe avec ses calvaires blancs, les ailes noires de ses vieux moulins la nuit, avec la grande croix de lumière du Creac'h.

 

C'est un des phares les plus importants du monde.

Chaque année, sa radio signale 30 à 40.000 navires.

Son feu blanc à deux éclats, 30 millions de bougies, est visible, par temps clair, à 35 milles.

Il fabrique lui-même l'électricité pour l'éclairage et la sirène de brume.

Ses 235 marches déroulent dans sa tour une spirale soulignée d'une légère rampe noire et or qui se termine dans la cage vitrée où quatre énormes lentilles resplendissent comme des soleils.

Féerique jeu tournant d'auréoles, de reflets, d'éclats cristallins coupés d'arcs-en-ciel.

 

Au pied du phare, le plus fabuleux entassement de récifs entoure la « Reine d'Angleterre », raide en sa longue robe de granit, sous sa couronne à trois fleurons aigus, qui attend, mains jointes, la fin de son enchantement.

 

À l'autre extrémité de l'île, le Stiff, seigneur d'une lande farouche, dresse à 85 mètres au-dessus des flots ses deux tours blanches accolées, inégales, dont la moins haute, la plus ancienne, fut construite par Louis XIV.

Son feu rouge est le point culminant d'Ouessant, et, contemplée du haut de la terrasse, par une nuit claire, avec son demi-cercle de feux blancs, verts et rouges, égrenés de l'Île Vierge à Penmarc'h, Enez-Eussa est l'île aux douze phares.

 

Elle a aussi deux sémaphores.

Le feu rouge de la Jument veille l'entrée du Porzpaul ;

le blanc de Men-Teusel ou Kéréon, guette au bord du From-Veur ;

Nividic, à la pointe de Pern, est presque achevé.

Partout, autour d'Ouessant, des phares, des bouées montent leur garde attentive.

Des hommes captifs guident des hommes errants et, par les nuits brumeuses, des cris fraternels s'élancent de chaque danger aux appels des navires incertains

 

Ouessant n'est plus l'Île d'Épouvante.

Elle est la grande Veilleuse, le premier signe de bienvenue aux marins lassés qui viennent de loin, le dernier geste d'adieu a ceux qui s'en vont, le cœur lourd d'espoirs et de regrets,

 

Par ses deux canots de sauvetage, elle est l'Hospitalière pour ceux qui sont en péril.

Et il est bien, il est juste que l'ultime phare de l'Ouest soit rayé blanc et noir, comme un drapeau breton.

 

Le bourg principal d'Ouessant, Lampaul, semble aux aguets, du haut de sa falaise.

Au bout du chemin taillé à plein roc, les maisons grises et blanches s'accrochent comme des nids de mouettes et l'église tend le cou pour épier, avec l'œil rond de son cadran, le danger ou l'épave jetée par le flot.

À marée basse, on peut voir, tendues en travers du port, à demi enlisées dans la vase, d'énormes chaînes, témoignant du proche fond rocheux, des furies marines et des courants ravisseurs qui emporteraient les barques si leurs ancres ne trouvaient cette ferraille à quoi s'accrocher.

Quand même, il faut bien les tirer au sec, en hiver, lorsque le suroît engouffre dans Porzpaul un tourbillon d'écumes..

Une Ouessantine.jpg

La raison d'être de ce port n'est pas la pêche, mais les Ponts et Chaussées, le service des phares, du balisage et des secours aux navires en détresse.

Sur le quai, telles des baigneuses obèses en maillots rouges et blancs, des balises oublient dans un sommeil terrien l'Océan irascible qui les a maltraitées, nuit et jour et sans trêve, pendant des mois.

Quelques canards se disputent au soleil les petits crabes oubliés au creux des flaques, avec un gargouillis de becs et de palmes boueuses.

Étrange petit havre, presque vide de bateaux (il y en a bien une douzaine en tout), qui commence dans la grande lutte des courants, s'allonge entre deux lourdes falaises et, devenu basse-cour, se termine en lavoir, là où une source d'eau douce jaillit du rocher à même la vase salée.

 

Deux fois la semaine, c'est là que, debout sur les socles de granit, agrippées aux flancs des rochers, les Ouessantines noires, l'air farouche, attendent le bateau-courrier.

Elles arrivent en courant, se cherchent une place avec des rires et des cris de vertige.

Le vent étire leurs chevelures sombres, les rubans noirs de leurs bonnets, les longues franges de leurs châles.

Leurs jupes claquent comme des ailes.

On dirait une bande d'oiseaux marins, attentifs et querelleurs, venus là sécher leurs plumes.

 

Tout leur vient de l'Océan qui, souvent, reprend le lendemain ce qu'il apporta la veille.

 

Peu d'hommes parmi elles, de vieux retraités, quelques permissionnaires sur le môle, un groupe de pêcheurs.

Autant par coutume que par nécessité, les Ouessantins, dès leurs treize ans, se font « navigateurs » entendez par là qu'ils naviguent au commerce.

Les plus chanceux reviennent à l'île deux ou trois semaines par an, maigre congé qu'ils passent à aider aux cultures ou à pêcher des batelées de lieus et de vieilles, que l'on sale en vue des mauvais jours d'hiver.

Leurs femmes sont à la fois reines et prisonnières de leur île, car c'est toute une affaire pour une paysanne d'Ouessant que de s'aventurer jusqu'à Brest sur le bateau-courrier.

Leurs yeux, où se mêlent le vert et le brun de l'eau et des algues, ont le regard volontaire que donne l'habitude des responsabilités.

 

Comme leur île, les Ouessantines n'ont pas eu de chance.

Savignon les a clouées une fois pour toutes au pilori avec l'étiquette « Filles de la Pluie » - filles perdues.

Kellerman nous a présenté Roseher-la-folle, une bande de dévergondées, les boniches de Joël.

Et quelques autres ont suivi la tradition.

 

C'était bien tentant de lâcher le démon de la littérature à travers cette île peuplée de femmes.

Il les a salies à plaisir, les a faites méfiantes et rancuneuses devant l'étranger.

En toute justice, peut-on leur en vouloir ?

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