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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
article 5 sur 8

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Source : La Dépêche de Brest 10 novembre 1929

 

Les murs de la B. M. sont recouverts d’un papier rose aux dessins fantastiques.

On se croirait dans une volière :

Des oiseaux de haut vol, des échassiers de circonstance déploient leurs ailes, allongent leurs pattes grêles,

tendent le cou et pointent leur bec acéré vers des lointains mystérieux de volcans, de sierras, de lacs

ou de forêts vierges, arbres étranges, aux silhouettes inusitées, fleuris exagérément comme ces cerisiers de paravents

ou laque japonaise que les navigateurs rapportent de leurs campagnes.

 

De grands rideaux d'étoffe rouge tiennent la lumière et ne laissent filtrer dehors qu'une translucidité sanglante

Grand-Guignol.

Les imaginations profanes alertées par ce ton mélodramatique se perdent en conjectures sinistres.

Mais les éclats joyeux du jazz, fracassant les vitres les rassurent.

Le dancing n'est pas un antre de secrètes tortures, aux raffinements asiatique, mais une clairière de plaisir,

pleine d'attraits, vers laquelle grimpent hâtivement des couples emmitouflés.

Des voitures de luxe ronflent à la porte, puis se taisent, comme des enfants bien élevés,

pour ne pas troubler la musique.

​

public, dès qu'il s'agit de plaire.

Les hommes rectifient l’ordonnance plate et luisante

(gomina Argentine) de leur coiffure et la rigidité de leur veston.

Les dames tapotent leurs cheveux ondulés, étirent leurs boucles et renouvellent leur exposition de « raisin », de poudre et de rimmel, sous le regard émerillonné de l'agent de service.

 

On entre :

Soufflet chaud ou visage ; tourbillon musical ;

marée atmosphérique ;

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contact magnétique de cent regards braqués, chargés d'indifférence, de sympathie, de dédain, de haine ou d'amour.

On chancelle, blessé de toutes parts, les sens écorchés vifs.

Mais le temps de trouver une table, de se tasser sur sa chaise et de se cramponner à son verre,

on est remis de ce premier désarroi.

 

À l'orchestre, un grand nez spirituel, chevauché par deux escarboucles et souligné d'une gueule sympathique

et bien chantante, frappe les regards : Duval !

Les accessoires du jazz passent un mauvais quart d'heure :

le tambour ronfle à la fréquence d'une grêle de mars ;

la grosse caisse explose ;

les cymbales frémissent, peupliers de cuivre,

froissés par un vent de folie ;

les baguettes se carambolent ;

les grelots, le triangle, les castagnettes mènent un sabbat mélodieux.

 

Ce Duval s'agite comme un possédé.

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Le démon de la musique l'habite du bout des doigts au bout de la langue.

Lassé par la monotonie d'un jazz qu'il tient avec une maestria éblouissante, vous le voyez s'emparer,

tour à tour, d'un banjo, du jazzo-flûte, d'une trompette bouchée au fracas apocalyptique, d'un saxophone langoureux, que sais-je ?...

Aucun instrument ne lui paraît étranger.

De tous, il loue avec expression et ce feu passionné qui emporte l'admiration.

 

Parfois, il saisit un saxophone alto, improvise un chapeau à guides de paysan breton et part à jouer des airs de biniou.

Il saute d'un pied sur l'autre, se mêle à la foule, grimpe sur une table, se contorsionne, nasille,

soulève son instrument comme s'il voulait le vider, dans son gosier, d'une liqueur rare.

Ce n'est plus un musicien professionnel accomplissant son pénible métier, c'est un Pan, ivre d'harmonie,

qui vous prend par la main, vous couronne de chèvrefeuille et vous entraîne en riant dans la ronde du plaisir.

​

L'accordéon du grand Georges, un Danois solide exilé à Brest,

n'est pas moins célèbre.

C'est un instrument de 6.000 fr. (paraît-il),

qui jette des reflets de nacre et de nickel.

Son maître le prend amoureusement sur ses genoux, le caresse d'une main agile et lui arrache une musique prenante, nostalgique et nourrie, comme de l'orgue.

Du coup, piano, violon, saxophone et jazz sont éclipsés.

 

L'orchestre de la B. M. sera parfait quand il possédera

une ou deux guitares hawaïennes.

Rien n'égale le charme exotique de ces instruments au lamento aigu, si ce n'est le hululement nuancé de la scie.

Les sons, tout de même, ont trouvé de nouveaux modes d’expression, d'une poésie indicible.

Comme on est loin, parfois, et au-dessus du cornet à piston,

de la clarinette et du trombone à coulisse qui entraînèrent jadis, dans un quadrille périmé (mais combien gracieux),

la noce du « Chapeau de paille d'Italie ».

Tangos argentins, bostons américains, charlestons de Piccadilly,

en demi-teintes, en bémols fugitifs. frisant la dissonance et agencés selon des rythmes nègres.

 

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Il n'est pas de délices comparables à celles de la musique, plus reposantes, ni plus finement exaltantes.

Pour une oreille sensible, c'est un véritable enchantement, une détente nerveuse, une euphorie capable de volatiliser les humeurs les plus noires.

Montaigne, le sage Girondin, l'a compris quand il préconisait d'éveiller les enfants en musique.

Quel ministre éclairé dotera, à cette fin, chaque lycée d'un orchestre symphonique ?

Ça vaudrait mieux que la cloche brutale qui saccagea nos rêves matinaux de collégiens.

 

À la griserie de la musique, toute spirituelle et bienfaisante, vient s'ajouter celle, lourde et nocive, des cocktails.

Oh ! Ça n’a l'air de rien.

Dans un grand verre à porto, aux bords givrés de sucre cristallisé, on vous apporte une mixture rose,

verte, rouge ou laiteuse.

Au flair, au goût, c'est doux, velouté, frais, parfumé.

Vous aspirez avec une paille et vous avalez précautionneusement, par petites gorgées.

Vous vous dites :

« C'est du petit lait » ;

mais, un quart d'heure plus tard vous vous sentez tout chose, pour peu que vous ayez absorbé deux ou trois verres.

Effet à retardement.

Effet recherché, si j'en crois l'énergie que déploie, derrière son comptoir le barman Harrisson, britannique du cru.

 

(À suivre.)

 

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