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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
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Source : La Dépêche de Brest 24 octobre 1929

 

Le dancing est devenu une nécessité pour une certaine catégorie de gens.

Les jeunes gens y viennent dépenser en danses un excès de vitalité que le travail de la journée n’arrive pas à épuiser ; les moins jeunes se bercent de musique syncopée et s’amusent au spectacle ou au commerce des danseuses ;

les gens d'âge savourent l’illusion de se dévergonder.

L'illusion seulement, car le dancing n'est pas le lieu de perdition et de débauches orgiaques qu'imaginent

de respectables dévotes.

Tant s'en faut.

Et les jeunes filles modernes peuvent sans crainte y amener leurs mamans.

 

Pourtant, une certaine prévention contre les dancings existe encore dans la bourgeoisie brestoise.

Marque de provincialisme.

À Paris, on va au dancing aussi aisément qu’au spectacle.

À Brest, les jeunes filles soucieuses de leur réputation n'y mettront les pieds que par exception, un soir de mariage, par exemple, et encore en s'en cachant comme d’une action honteuse, à moins que, par fanfaronnade,

elles ne glorifient l'audace qui les y poussa.

« Si maman savait », il n’y aurait point tant de midinettes au dancing, les samedi soir ou dimanche en matinée.

Mais maman ignore ;

maman croit qu'on va au cinéma ou à Sainte-Anne, avec des amies.

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Le dancing est le plus sûr recours contre cette solitude desséchante, épouse abhorrée qui attend, chaque soir, derrière la porte

d'une chambre anonyme, tant de jeunes gens sans foyer.

Ici ils trouvent de la musique, de jolies femmes que l'éclat des lumières rend plus attrayantes et un certain nombre d'amis de rencontre.

Ils s’imaginent, un instant n'être plus tout à fait seuls

dans cette ville indifférente.

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Les officiers de marine fréquentent assidûment ces paradis chauds, lumineux, bourdonnants de musiques

excitantes ou nostalgiques.

Au retour de leurs voyages, peuplés d'événements de mer, d'ennui, d'intempéries et de femmes étrangères,

il leur est doux de retrouver le sourire, pas toujours intéressé, des Françaises et ce badinage d'oiseaux

qui les déleste de leurs soucis.

 

Il faut dire aussi que les prix sont abordables.

Le bock ne se paie que 4 fr.

Vous avez un cocktail pour 8 fr., une coupe de mousseux pour 10 fr.

Et le reste à l'avenant

On est loin des prix de Paris, des prix scandaleux pour Américains.

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Il n'y a qu'un d'Américain, à l’ermitage et c'est le pianiste.

On l'appelle Freddo.

Sympathique, toujours souriant, inlassable, il martèle puissamment sa boîte à musique et entraîne tout l'orchestre dans un rythme endiablé.

Depuis la violoniste, douée d'une jolie voix et d'un bon mécanisme, jusqu'au « Jazz Drummer »,

déchaîné devant son tambour illuminé, en passant par le saxophone, virtuose qui joue à contre-temps,

comme pour se moquer des autres instruments et le banjoïste à voix de basse, tous se démènent sur les traces

de leur chef pianiste, s'accordant peu de répit entre chaque danse et recommençant jusqu'à quatre fois de rang

le même tango.

Ils se démènent à mi-hauteur de plafond, sur une estrade exiguë, décorée de plantes vertes et desservie

par une échelle verticale de meunier :

Des dieux dans un Olympe, points de mire de tous les regards.

Au-dessous le vestiaire se découpe en ombres chinoises.

L'agent de service et la préposée taillent une bavette.

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Les murailles sont décorées de panneaux bretons

et d'un joli papier à raisins.

Au fond, la patronne trône derrière son bar, au milieu des nickels, de la verrerie et des alcools bariolés.

Elle lit ou cause avec les clients juchés sur de hauts tabourets

ou les danseuses entraîneuses qui attendent,

devant un verre modeste, le cavalier généreux.

On a vite fait la connaissance de ces demoiselles.

Elles n'ont pas de noms de famille.

C'est Dédé ou Germaine ou Mimie, Hélène ou Jeannette...

Blondes ou brunettes, novices ou chevronnées, migratrices

ou sédentaires, chanceuses ou malchanceuses.

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À les voir tourner, chaque soir, rieuses chantantes, ne croyez pas qu'elles soient toujours heureuses.

Gentils forçats de la danse, il leur faut afficher, malgré la fatigue, un air toujours ravi ;

de neuf heures du soir à trois heures du matin, il leur faut lutter contre le sommeil et ce pénible cafard

qui hante, au déclin de la nuit, les lieux de plaisir.

 

Elles commencent à boire par intérêt (à cause du pourcentage) ;

puis pour rechercher l'oubli de leur amère condition ou de leurs peines de cœur ;

elles en arrivent à boire par goût et pas des limonades, mais des alcools denses, traîtres et glacés qui leur brûlent

le sang et les entretiennent dans une demi-ivresse d'où surgissent des rires aigus,

des chants fredonnés avec l'orchestre et des propos d'un lyrisme désordonné.

​

Oh ! Par exemple ! Elles ont de l'entraînement (puisque tel est leur métier)

et savent se tenir ; d'ailleurs, le patron a l'œil.

Pas d'esclandre.

Elles connaissent la consigne, et s'il arrive parfois à deux rivales d'échanger

des mots un peu durs, elles ne vont jamais jusqu'au crêpage de chignons.

Leur solidarité n'est pas toujours parfaite, évidemment.

Entre femmes, à propos d'hommes (voire à propos de femmes)

des jalousies couvent et éclatent.

​

Il y a aussi des scènes de ménage, à voix basses, entre les dents, dans les coins.

C'est amusant.

L'homme, dédaigneux sourire aux lèvres, fume vers le plafond

ou mâche avec obstination la paille de son cocktail.

Il laisse passer la tempête ;

un flux désordonné de reproches acérés, et se contente de hausser

les épaules quand la femme exagère.

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Celle-ci se lasse vite de crier dans le désert et de se heurter à ce mur redoutablement silencieux.

La colère fait place aux larmes ; la voix se mouille.

Elle s'attendrit et Lui, avantageux, fier de son pouvoir, pardonne avec une générosité qui lui coûte si peu.

Réconciliation éphémère sous le signe de la sensualité.

 

(À suivre.)

​

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