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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
article 2 sur 8

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Source : La Dépêche de Brest 27 octobre 1929

 

Au fond de l'Ermitage, on se croirait aisément dans l'entrepont d'un navire.

Et cette illusion maritime est entretenue par la présence d'officiers de marine et de navigateurs étrangers :

états-majors grecs, équipages de l’Artiglio et du Rostro.

Après l'or de l’Egypt, vainement recherché tout le jour, ces bouillants italiens viennent ici tenter une autre fortune.

Ils ont de l'entrain et dansent avec une souplesse remarquable.

Mais la lire n'a ni l'insolence ni la vogue du dollar.

Ces demoiselles montrent juste l'enthousiasme de commande.

 

Si elles ne refusent pas une danse au premier inconnu venu, elles ont tout de même leurs favoris,

des copains de longue date, à qui elles se confient avec une certaine ingénuité touchante.

Telle, élégamment parée des toilettes que lui offre un riche ami, retrouve ici son amant de cœur.

Telle autre, des complices de parties fines, ou encore des protecteurs attitrés.

Mais les clins d'yeux et les sourires connivents qu'échangent furtivement ces intimes échappent

à l'observateur superficiel.

Vous ne voyez rien, à moins qu'un intime vous renseigne :

« C'est Un Tel ; il est en ce moment avec Une Telle ».

En dévisageant le monsieur, vous reconnaissez cet air important

et confiant de propriétaire, que vous preniez d'abord

pour gratuite fatuité.

Entre deux hommes, étrangers l'un à l'autre, la même femme convoitée crée un antagonisme secret et des regards dénués de bienveillance.

Électricité dans l'air.

 

Ce qu'il y a de plus curieux au dancing, c'est encore cette contention d'esprit qui nait de l'exaltation musicale et du désir forcené de paraître, exaspéré par la présence de jolies femmes.

Et les poses qui en résultent !

Airs inspirés, airs romantiques, airs narquois ou sarcastiques,

airs tendres, airs désolés, regards en coulisses, regards directs,

qui se veulent fascinateurs.

La belle comédie que voilà !

II est malaisé de conserver tout son naturel.

Le plus simple se révèle cabotin et étudie son sourire, ses attitudes,

son geste pour fumer, boire, danger, appeler le garçon,

empocher sa monnaie et sortir.

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Seuls les gens ivres rejoignant, derrière la façade éventrée de leur bourgeoise respectabilité, leur réalité authentique.

C'est peut-être, avec leur verve, l'une des raisons pour lesquelles ils sont si sympathiques.

Un ivrogne d'occasion, distingué et spirituel, est l'être le plus curieux et le plus utile à observer.

Et amusant !

Dans sa maladresse et son insistance à vouloir prouver qu'il n'a dans sa terrible sincérité ;

dans ses incohérences et ses gaffes, il offre la caricature de ce que deviendrait la vie sociale

si elle perdait cette précieuse béquille : l'hypocrisie.

 

Que j'en ai vu de ces visages enflammés, épanouis comme des lunes et secoués par des rires alcooliques ;

de ces yeux de loups, luisants et égarés !

Que j'en ai entendu de ces rodomontades masculines, de ces propos hilarants et impudiques

de « bonnes femmes saoules » !

 

Le dancing a ses types : véritable galerie de portraits, hauts en couleurs et marqués au fer rouge du paroxysme.

 

C'est pourquoi les rejetons de la bourgeoisie la plus authentique, la plus collé-monté, tout pétulants de jeunesse,

se complaisent en ces excès nocturnes qui leur donnent l'illusion d'une existence romantique, et,

pour les tourmentés religieux, d'une damnation à la Musset.

​

Jeunes étudiants qui en sont encore à jeter leur gourme

et qui n'ont pas cessé de considérer la femme

comme un être diabolique, fécond en sortilèges et en leurres,

qui jettent tout leur cœur dans la moindre aventure.

 

Attablés par grappes, devant des consommations pas chères,

en rapport avec leurs ressources, ils causent fort,

dans un langage truculent, à la manière noire de 1830,

et fument haut des pipes démesurées.

Penchés en avant, comme des chasseurs à l'affût, ils braquent

des regards passionnés vers la piste où les couples évoluent.

Leur désir collectif, vorace épervier, happe au passage

des silhouettes féminines, dont ils font des curées imaginaires.

Hallali !

 

Ou bien ils jettent des regards d'envie sur le camarade,

privilégié de la nature ou de la fortune, qui a conquis

les faveurs gracieuses d'une danseuse.

Si elle n'a plus le désintéressement ni les élans affectueux

de Mimi Pinson (car « vivre avilit »), lui possède encore ses illusions, rangées en bel ordre, et une ardeur juvénile.

Cette liaison le pose.

Il en conçoit une fierté ostensible.

Mais réussira-t-il à ses examens de fin d'année ?

​

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À partir d'un certain âge ou d'un certain nombre d'expériences, le tableau change.

L'amour-propre augmente au détriment de l'amour tout court, qui apparaît dépouillé de son auréole sentimentale, réduit à une sensualité compliquée d'obsession nerveuse.

 

Plus tard, chez les blasés, le facteur mental disparaît.

II ne reste plus, au fond du creuset des expériences, qu'un résidu grossier : l'appétit sexuel.

Avec l’âge, tout le monde devient en quelque sorte professionnel.

On ne voit plus, on ne goûte plus que mécanisme de l'Amour.

L'artiste dilettante fait place au technicien.

​

Tels sont ces messieurs d'âge mûr, célibataires endurcis ou maris

en rupture de pantoufles, cossus et généreux, à la table desquels

les danseuses butinent avec profit, font miroiter leurs bagues,

leurs chaînes de montres, la carrosserie de leurs limousines

et des perspectives dorées.

Clients sérieux.

 

Plus sérieux, certes, que maints vieillards dont la verdeur contraste avec les cheveux blancs et qui affichent une prédilection marquée pour les tendrons.

Ils sont galants, empressés, diserts, comme on ne l'est plus désormais, et retrouvent, avec leur cœur de 20 ans, quelques illusions dont la plus grave les empêche de voir que tout le monde se moque d'eux, à commencer par les cruelles enfants qu'ils entreprennent.

 

(À suivre.)

 

L'Imagier.

​

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