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Fenêtres sur le passé
1914
Kerhuon
La chèvre de Mme Isnard et le chef de gare
Source : Le Matin 18 juin 1914
BREST, 17 juin.
Du correspondant particulier du « Matin » (par téléphone).
Mme Auguste Isnard, femme de l'ancien député de Brest, vient de porter plainte au procureur de la République
contre M. Le Gad, chef de gare à Kerhuon, sur la ligne de Paris à Brest, pour voies de fait sur sa personne et,
sur celle de sa chèvre « Biquette ».
Ce fonctionnaire, dit-elle, m'a frappée et s'il avait pu me tuer, il l'aurait fait mais ce n'est pas tout.
Il m'a traitée de vieille macaque, de mardi gras, de vieux singe, de vieille taupe,
et tout cela, parce que je joue du piano et que je suis mieux habillée que sa femme
C'est la gare de Kerhuon, jolie petite station de la ligne de l'Ouest-État,
qui a été le théâtre du combat homérique entre M. Le Gad, Mme Isnard et Briquette.
Mme Isnard possède un chalet en bordure de la voie et, malgré les avis réitérés des agents de la compagnie,
elle néglige souvent de fermer un portillon qui, d'après la convention passée entre l'ancien député et la compagnie, « ne peut être manœuvré que par M. et Mme Isnard et les personnes qu'ils désigneront nominalement ».
Or dimanche soir, la petite chèvre, de Mme Isnard,
prise d'humeur folichonne, brisa la cordelette la retenant
à un piquet, et sans avoir été « désignée nominalement »
par M. ou Mme Isnard, ouvrit, avec ses cornes, le portillon.
Joyeuse et légère,
elle s'en fut gambader sur la pelouse voisine des rails.
Un express arrivait.
Le chef de gare bondit pour écarter la bête, mais il se trouva tout à coup en face de Mme Isnard,
accourue au secours de Biquette.
Que se passa-t-il exactement à ce moment ?
C'est ce que les gendarmes chargés d'enquêter sur cette délicate affaire s'efforcent d'éclaircir.
Les témoins arrivés quelques minutes plus tard déclarent avoir vu Mme Isnard ficelée comme un saucisson.
Ce à quoi le chef de gare répond qu'il n'y a là rien que de très naturel,
la chèvre ayant tourné autour de sa maîtresse un nombre relativement important de fois,
tandis qu'il tenait l'extrémité de la corde attachée au collier de l'animal.
Non, non, c'est faux réplique Mme Isnard.
Après m'avoir littéralement ficelée, il a cherché à m'entraîner sur la voie pour me faire écraser.
Je me débattis et il me jeta sur un tas de pierres.
J'en suis encore toute meurtrie.
Oh mais j'ai pris des précautions - J'ai un certificat.
M. Le Gad proteste énergiquement.
Je n'ai jamais frappé Mme Isnard, dit-il.
C'est elle qui a porté des coups de pied au ventre à M. Simon,
un des agents de la compagnie.
Je l'ai appelée « vieux mardi-gras » c’est vrai,
mais elle aussi m'a injurié.
Il y trois semaines, elle est venue hurler sous mes fenêtres :
II est c…. le chef de gare !
Tous mes voisins rigolaient. Croyez-vous que c'est amusant ?
Et Mme Isnard pousse même l'audace jusqu'à prétendre qu'elle a des preuves.
Moi aussi, j'ai des preuves et des pièces à conviction contre elle.
Tenez, voici la corde de la chèvre et les crottes qu'elle a laissées sur la pelouse.
Source La Dépêche de Brest le 17 juin 1914
M. Isnard, ancien député de Brest, possède à Kerhuon, en bordure de la gare, une villa et un jardin.
En 1903, M. Isnard s'avisa qu'il lui serait commode d'avoir directement accès de sa propriété au quai du chemin de fer.
Il sollicita donc de la Compagnie de l'Ouest l'autorisation d'ouvrir un portillon dans la clôture du jardin.
Bien que M. Isnard siégeât alors au Palais-Bourbon, les choses n'allèrent pas comme sur des roulettes.
Il fallut neuf années de démarches pour qu'il obtienne satisfaction.
Enfin en septembre 1912, une convention était passée entre la Compagnie et M. Isnard.
La convention débute en ces termes :
Entre les soussigné : la compagnie des chemins de fer de l'Ouest, société, anonyme dont le siège est à Paris, rue de Rome, n° 20, représentée par M. de Larminat, son directeur, agissant sous réserve de l'approbation du conseil d'administration et de l'administration supérieure d'une part; et M. Isnard, demeurant à Kerhuon, d'autre part, a été dit, convenu et arrêté ce qui suit :
M. Isnard ayant demandé l'autorisation d'ouvrir un portillon de un mètre de largeur dans la clôture du chemin de fer, à la gare de Kerhuon, au point A du plan ci-après, pour lui permettre d'accéder directement de sa propriété à la dite gare, la compagnie des chemins de fer de l'Ouest accède à cette demande sous réserve des conditions suivantes qui sont acceptées par M. Isnard :
1° Les travaux d'installation du portillon seront exécutés
par les soins de M. Isnard, sous le contrôle de la compagnie.
Il en sera de même en ce qui concerne l'entretien
du portillon, au sujet duquel M. Isnard devra se conformer aux demandes de la compagnie.
2° Le portillon sera manœuvré par M. et Mme Isnard
et les personnes qu'ils désigneront nominalement
à la compagnie, à leurs risques et périls,
en se conformant du reste aux prescriptions
de l'arrêté ministériel du 26 avril 1894 concernant les passages à niveau privés du réseau de l'Ouest, etc., etc.
Suivent cinq autres articles, également imprégnés d'une bonne saveur administrative,
où il est notamment stipulé que, pour constater la précarité de la tolérance accordée à M. Isnard,
il verserait à la Compagnie une redevance annuelle.
Cette redevance, fixée à la somme de un franc, serait payable en un seul terme entre les mains du chef de gare
de Kerhuon, qui en donnerait quittance pour la Compagnie.
Elle serait révisable tous les cinq ans.
La convention relative au portillon de M. Isnard ayant été successivement approuvée par l'ingénieur en chef de la voie, le chef du contentieux, le directeur de la Compagnie et le ministre des Travaux publics,
qui la notifie au préfet du Finistère, les « travaux » purent être entrepris.
Plût au ciel qu'ils ne l'eussent jamais été !
Du jour où ce portillon exista, l'ordre et la tranquillité cessèrent de régner dans le quartier de Kerhuon
qui avoisine la gare.
Les contestations entre Mme Isnard et le personnel de la gare furent quotidiennes.
Le ton des discussions s'éleva crescendo jusqu'aux confins
de la tragédie — tragédie domestique comme on va le voir — mais tragédie tout de même.
C'est dimanche dernier, vers 8 h. 30 du soir .que la querelle entre Mme Isnard et M. Le Gad, chef de gare, s'envenima.
Une scène de pugilat se déroula sur le quai.
Des horions, affirment certains témoins, furent échangés de part et d'autre.
Comme il arrive en pareil cas, chacun des belligérants prétend être la victime de l'autre.
L'écho de ce combat étant parvenu jusqu’à nous, nous avons rendu visite, hier, à Mme Isnard.
Nous arrivons au moment où elle rentre.
« Ah ! dit-elle, vous venez pour l'affaire de dimanche. »
Je viens justement de la poste, où j'ai fait recommander les lettres par lesquelles je porte plainte au procureur
de la République à Brest et à M. Claveille, directeur des chemins de fer de l’État.
Mme Isnard transpire abondamment sous un manteau de soie noire.
« Allez m'attendre dans le bois, nous dit-elle avec un sourire engageant, je suis à vous dans quelques instants. »
Une servante nous désigne le bois en question, en l'espèce un bouquet d'arbres plantés en cercle,
et nous y sommes bientôt rejoint par Mme Isnard, parée d'un peignoir orange galonné de vert.
« Vous voulez savoir ce qui s'est passé, nous dit-elle, venez ! »
Mme Isnard nous entraîne le long d'une haie.
Soudain elle s'arrête à proximité du portillon, désignant de l'index une ouverture dans le feuillage
« Vous voyez ce trou ? » s'exclame-t-elle.
« Et cette chèvre, la voyez-vous ? »
La chèvre, qui broute à quelques pas, regarde sa maîtresse
d'un air satanique.
« Eh bien ! Reprend Mme Isnard, cette chèvre et ce trou, c'est toute l'affaire.
Dimanche soir, la chèvre est passée par le trou et est allée tondre l'herbe du quai de la gare.
Aussitôt, que j'ai vu de quoi il retournait, j'ai passé par le portillon et j’ai saisi la corde de la chèvre pour la faire rentrer.
Tout à coup, j'ai été empoignée par derrière.
C'était le chef gare qui s'était précipité sur moi.
Il me bouscula et voulut m'arracher la corde ses mains.
Je résistai.
Alors, il me ficela littéralement et chercha à m'entraîner sur la voie.
Je me débattis ; il me jeta sur un tas de pierre ; j'en suis encore toute meurtrie. »
« Vous a-t-il frappée ? »
« S'il m'a frappée ? Mais, monsieur, s'il avait pu me tuer, il l'aurait fait.
Il m'a traité de : « Vieille macaque ! Mardi gras ! Vieux singe ! Vieille taupe ! »
Tout ça parce que je suis à la mode, » dit Mme Isnard en jetant un regard complaisant sur son peignoir orange.
« Mais je n'ai pas eu peur de lui répondre », ajouta-t-elle.
Je lui ai dit : « C'est vous le Mardi gras avec votre gilet marron et votre pantalon blanc !
Alors, monsieur, il a essayé de me briser le petit doigt, mais il s'y est mal pris.
Il n'a pas réussi, voici comment il aurait fallu qu'il fit. »
Et Mme Isnard interrompt son récit pour nous faire
une démonstration pratique de jiu-jitsu.
« Alors, vous avez porté plainte contre votre agresseur ? »
« Oui, monsieur.
J'ai des témoins, M. et Mme Mahé notamment.
J'ai aussi un certificat du docteur Farvacque, de Brest,
qui constate que je porte des contusions, aux poignets,
à l'épaule et à la cuisse gauches,
et aussi que j'ai des palpitations de cœur, oui monsieur.
Ne craignez rien ! Il ne l'emportera pas en paradis.
Du reste, ajoute-t-elle, je crois que c'est un « pas grand-chose ».
C'est un socialiste, et la preuve c'est qu'il doit son poste à un député, que je ne connais pas d'ailleurs, M. Daniélou. (sic). »
« Il n'a aucune raison de vous en vouloir ? »
« Si, parce que je joue du piano et que je suis mieux habillée que sa femme. »
En sortant de chez la dame, nous nous rendons à la gare.
Il importait, en effet, d'entendre la défense, après avoir ouï l'accusation.
« Est-il exact, demandons-nous à M. Le Gad, chef de gare, que vous vous soyez livré, dimanche soir, à des voies de fait, sur la personne de -Mme Isnard ? »
M. Le Gad hausse les épaules :
« Je n'ai pas frappé Mme Isnard.
La vérité, c'est que cette dame, malgré la défense qui lui a été notifiée plusieurs fois,
fait paître ses chèvres sur le terrain de la gare.
Elle trompe souvent notre surveillance grâce à son portillon ;
mais nous arrivons quand même à la pincer ; elle est à ce sujet en procès avec la Compagnie depuis l'an dernier.
Dimanche soir, j'ai aperçu une de ses chèvres attachée à une traverse et qui broutait sur le quai.
J'ai voulu m'emparer de la corde comme pièce à conviction.
Mais, à ce moment, Mme Isnard est arrivée et a voulu me repousser.
Comme je tenais bon, elle s'est mise à crier : « Au voleur ! À l'assassin ! » et à me traiter de « voyou ».
« L'avez-vous frappée ? »
« Pas du tout. »
« Elle affirme le contraire et prétend être en mesure d'invoquer le témoignage de plusieurs personnes. »
« Moi aussi, j'ai mes témoins.
D'abord, un de mes employés nommé Simon,
qui étant venu m'aider à m'emparer de la corde,
reçut de Mme Isnard des coups de pied au bas-ventre.
J'ai, en outre, le garde champêtre de Kerhuon ; M. Estio, dessinateur, 3, rue Suffren, à Brest ;
M. Le Pern, ouvrier à Saint-Nicolas, et M. Mayé, artificier à Saint-Nicolas.
Tous diront que je n'ai exercé aucune violence sur Mme Isnard. »
« Mais vous l’avez injuriée ? »
« Je reconnais l'avoir appelée « Vieux mardi-gras ».
Mais, elle aussi, m'a insulté.
Il y a trois semaines, elle est venue un soir hurler
sous mes fenêtres : .
« Il est c..., le chef de gare... »
Vous connaissez cela ?
Çà se chante sur l'air de « Il était un petit navire ».
Tout le quartier a entendu.
C'est amusant !
Elle peut bien porter plainte contre moi.
J'ai adressé un procès-verbal à mes chefs,
où je remets les choses au point.
D'ailleurs, outre les témoignages, j'ai des preuves. »
« La corde ? »
« Oui, la corde et aussi des crottes de bique dont le garde-champêtre a constaté la présence sur le quai. »
Sur ces mots, nous primes congé de M. Le Gad, que réclamaient les soucis de sa fonction.
L'affaire aura son dénouement devant le tribunal correctionnel de Brest.