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Fenêtres sur le passé
1882
La vérité sur le naufrage du Vengeur du peuple
Source : Le Finistère février 1882
L'arrivée récente au musée de Quimper des tableaux de MM. Alfred Guillou
et Gallard-Lépinay nous a paru une occasion naturelle de rappeler un glorieux souvenir obscurci par l'esprit de parti.
À propos des statues que vont élever à l'amiral Villaret-Joyeuse
et au commandant Renaudin leurs compatriotes d'Auch et de Saint-Martin du Gua (Charente Inférieure), des Français — sont-ce bien des Français ? —
ont été jusqu'à raillé « la légende » du Vengeur,
jusqu'à se demander si le Vengeur n’a jamais existé.
Il leur aurait suffi d'ouvrir nos annales maritimes pour se convaincre
que le « naufrage victorieux » du Vengeur, ou plutôt, pour être tout à fait exact,
du Vengeur du peuple, n'est pas un mythe créé par l'enthousiasme factice
de la Convention.
Villaret de Joyeuse
Éloignés de tout fanatisme, nous allons essayer de faire à notre tour, avec une impartialité moins suspecte,
la part de la légende héroïque et celle de l'histoire vraie.
Qui de nous n'a entendu chanter autour de lui, un peu trop bruyamment parfois, surtout vers la fin de l'Empire,
la chanson populaire qui se termine par le refrain bien connu :
« Au cri Vive la République »
« Sombra le vaisseau le Vengeur »
Cette chanson n'est-elle même qu'un écho, bien affaibli, de la belle ode de Lebrun, sur le vaisseau le Vengeur :
Captifs ! … la vie est un outrage ;
Ils préfèrent le gouffre à ce bienfait honteux.
L’Anglais, en frémissant, admire leur courage ;
Albion pâlit devant eux.
Plus fiers d’une mort infaillible,
Sans peur, sans désespoir calmes dans leurs combats,
De ces républicains l’âme n’est plus sensible
Qu’à l’ivresse d’un beau trépas.
Près réduits en poudre,
Ils défendent leurs bord enflammés et sanglants.
Voyez, les défier et la vague et la foudre
Sous des mâts rompus et brûlants.
Voyez ce drapeau tricolore
Qu'élève en périssant leur courage indompté.
Sous le flot qui les couvre entendez, vous encore
Ce cri : Vive la liberté !
L'Achille, le HMS Brunswick et le Vengeur du Peuple accrochés ensemble.
Nicholas Pocock, 1795.
Vers admirables, et de ceux qui pouvaient mériter à leur auteur le nom ambitieux de Lebrun-Pindare.
Malgré tant d'allusions mythologiques qui refroidissent le début et la fin de l'ode,
on sent que l'enthousiasme y est sincère.
Et comment ne le serait-il pas ?
Comment lirait-on sans émotion les dernières paroles du commandant de la Montagne, le capitaine Bazire, qui,
les deux jambes emportées par un boulet, a encore la force de dire au chirurgien dont les soins inutiles
essaient de prolonger sa vie :
« Dites au représentant du peuple que le seul vœu que je forme on mourant, c'est le triomphe de. la République » ?
Comment ne s'enorgueillirait-on pas du témoignage rendu par les Anglais eux-mêmes à l'héroïsme
de leurs adversaires :
« Les marins français sont comme les cailloux : plus on frappe dessus, plus il en sort du feu » !
Et comment enfin s'étonnerait-on de voir la Convention décréter
que les noms de ces braves, morts pour la patrie,
seraient inscrits sur une colonne du Panthéon,
au-dessus de laquelle serait suspendue une image du vaisseau le Vengeur ?
C'est sur le rapport de Barere (17 messidor) que la Convention
voulut honorer ainsi la mémoire des combattants du Vengeur.
Mais peut-être Barere dépasse-t-il les limites, quand il s'écrie :
« C'était le spectacle touchant et animé d'une fête civique plutôt
que le moment terrible d'un naufrage ».
Jean-Bon Saint-André, qui n'exagère pas moins par ailleurs,
ici du moins dit avec plus de mesure :
« Peut-être comme moi verrez-vous dans un revers militaire une grande victoire politique : car l'objet des deux armées était le convoi. »
(Séance du 17 messidor, 5 juillet 1794).
En effet, matériellement, la flotte française avait été vaincue,
puisqu'elle n'avait gardé que dix-neuf vaisseaux sur vingt-six,
tandis que les Anglais n'en avaient pas perdu un seul.
Mais moralement, elle pouvait se regarder comme victorieuse ;
d'abord, après le combat, elle, attendit cinq heures l'ennemi
qui ne se présenta pas de nouveau, et elle put poursuivre tout à son aise une escadre anglaise qui croisait sur les côtes de Penmarch ;
ensuite et surtout, comme l'observe Jean-Bon-Saint André,
témoin oculaire, elle avait atteint son but,
qui était l'entrée à Brest du convoi de vivres venant d'Amérique.
Par malheur, on ne se contenta point de constater ce succès très réel,
ni de glorifier cet exploit plus réel encore.
Pour exalter les imaginations et enflammer les courages,
on éprouva le besoin de travestir ces héros véritables en héros d'opéra,
de leur prêter une farouche insensibilité qui, à force d'être surhumaine, cessait d'être vraisemblable.
Bertrand Barere de Vieuzac
Il n'est point vraisemblable, par exemple, qu'au moment même où le Vengeur s'engloutissait,
les marins français aient gardé assez de présence d'esprit pour escalader les mâts et les couvrir de pavillons tricolores.
C'est pourtant ce que représente un tableau célèbre, le combat du Vengeur, 18 prairial an II,
œuvre de Pierre Ozanne (*), l'ingénieur constructeur qui opéra le relèvement des Droits de l'homme,
de la frégate anglaise l'Amazone et de la canonnière l'Arrogante échoués dans les baies d'Audierne et des Trépassés.
Lamartine, un grand poète, qui reste poète en écrivant l'histoire, a trouvé moyen d'enchérir encore sur ces brillantes inexactitudes et de faire couper en deux par un boulet le brave commandant Renaudin,
qui survécut de longues années à la perte de son navire, et dont M. Doneaud du Plan,
le savant professeur de l'École navale, a écrit la biographie dans ses Gloires maritimes de la France.
Plus soucieux de l'exacte vérité, nous l'avons demandée au fils même de ce dernier survivant du Vengeur (*)
dont M. Alfred Guillou nous peint d'une façon si émouvante la mort obscure.
(*) À lire : La mort du dernier survivant du Vengeur
Le fils de Guillaume Terrec, qui habite Concarneau,
a reproduit devant un de nos amis un récit qu'il avait bien des fois entendu de la bouche de son père.
On ne nous pardonnerait point d'en gâter par des enjolivements douteux la simplicité émouvante :
« En 1792, à l'âge de dix-huit ans, Terrec (né en 1774) fut pris pour le service et dirigé sur Brest, où on l'embarqua sur le vaisseau le Vengeur.
Un soir de l'année 1794, ils eurent connaissance de l'escadre anglaise, qui demandait combat.
— Il y aura noce demain, disaient les Français ; nous aurons à choisir des chapeaux pas cher ! »
« Le lendemain, 10 prairial, ils aperçurent l'escadre anglaise au vent à eux ; un vaisseau gouvernant déjà sur le Vengeur, celui-ci mit en travers et commença le feu.
L'Anglais ne répondait pas, et approchait toujours.
Le Vengeur fournissait un feu nourri sans être inquiété.
L'Anglais s'approcha tellement que l'on crut à un abordage ;
mais alors il vint du lof et envoya sa bordée, puis vira de bord, pour envoyer la seconde bordée,
aussi terrible que la première.
Le Vengeur fut démâté et la batterie démontée.
Les deux navires étant si rapprochés furent complètement abîmés.
Endommagé tribord et bâbord jusqu'à la flottaison, l'Anglais prit eau et coula à fond.
En le voyant s'enfoncer, les survivants du Vengeur crieront : Vive la République !
« Mais ils ne s'apercevaient pas qu'ils coulaient aussi.
Quand on vint l'annoncer au capitaine,
il jeta avec force sa casquette sur le pont on disant :
« Tout est fini ! »
Alors Terrec dit à un camarade : « Sautons à la mer,
et nageons vers les débris du vaisseau anglais. »
À ce moment de son récit, Terrec ne pouvait continuer,
tellement il pleurait ; puis il reprenait avec peine :
« Le soleil était presque couché quand une frégate anglaise
vint mettre en panne pour recueillir les hommes
qui étaient sur les épaves des deux vaisseaux et fit route vers l'Angleterre.
Le commandant anglais proposa aux captifs de les ramener en France s'ils voulaient s'engager avec les royalistes pour rétablir le Roi en France.
Tous refusèrent. »
Terrec resta cinq ans sur les pontons à Portsmouth, fabriquant des chapeaux de paille.
Il revint en France à la petite paix.
Plus tard, l'élite de l'équipage du vaisseau le Vétéran, amarré dans l'arrière-port de Concarneau,
étant parti pour la guerre d'Allemagne, Terrec fut embarqué à bord, et faisait partie de l'équipage,
tout entier de Concarneau, qui alla conduire ce vaisseau à Lorient.
À la fin de la seconde République, le gouvernement s'informa des survivants du Vengeur,
qu'on nomma chevaliers de la Légion d'honneur, quand il n'en resta plus que cinq.
Terrec était le plus jeune et avait soixante-dix-neuf ans ; un des quatre autres en avait quatre-vingt-cinq.
À une revue passée à Concarneau, le commandant de la garnison détacha sa croix de sa poitrine
pour la mettre sur celle de Terrec.
Depuis son débarquement du vaisseau le Vétéran, il fit la pêche, tant que son âge lui permit d'aller en mer.
Il mourut le 20 avril 1857.
Si nous avons reproduit d'un bout à l'autre cette curieuse communication,
c'est qu'elle nous a semblé le meilleur commentaire du tableau de M. Guillou.
Il est difficile d'ailleurs d'en suspecter la sincérité naïve ;
on peut seulement supposer que, comme il arrive parfois aux humbles acteurs des grands événements,
Terrec n'a vu qu'un côté des choses et un coin du combat.
L'ensemble des faits s'est un peu confondu ensuite dans sa mémoire :
ainsi, il ne distingue pas nettement les quatre jours de combats acharnés qui se terminèrent, le 13 prairial,
par l'anéantissement du Vengeur.
D'autre part, si maltraité qu'ait été le navire anglais,
il n'a pas coulé à fond ;
les Français ont pu le croire, mais se sont fait illusion,
s'il est vrai qu'ils n'ont poussé le fameux cri de
« Vive la République ! » que dans la joie d'un triomphe imaginaire.
Où donc, est la vérité ?
C'est au commandant Renaudin lui-même qu'il faut la demander : son rapport modeste et franc nous la donnera tout entière.
Nous nous bornerons à le compléter, quand il en sera besoin,
par la relation un peu sèche, mais exacte, que les auteurs
des Batailles navales, MM. Troude et Levol,
ont donnée du combat de prairial.
Commandant Renaudin
Le contre-amiral Villaret de Joyeuse — un noble, qui, comme notre La Tour d'Auvergne, n'avait pas émigré — venait d'obtenir le commandement de l'armée navale de Brest, composée, outre seize frégates ou corvettes,
des vingt-cinq vaisseaux dont voici la liste :
Presque tous ces vaisseaux prirent part, plus ou moins,
à la lutte de quatre jours qui devait immortaliser le dernier d'entre eux.
Quelques-uns, pour des raisons diverses, n'y purent assister jusqu'au bout, mais furent remplacés par le Patriote,
le Sans-Pareil, le Téméraire, le Trajan, le Trente et un mai (division Nielly).
En apparence, peu d'armées navales étaient plus imposantes ;
mais pouvait-on faire front sur des équipages improvisés,
sur tant de jeunes recrues menées au feu pour la première fois par des chefs souvent non moins inexpérimentés ?
Voilà ce que se demandaient avec inquiétude la Convention
et son délégué dans les ports de l'Ouest,
le représentant du peuple Jean-Bon-Saint-André.
Pourtant, la nécessité d'une prompte sortie s'imposait :
la France, menacée de la famine, avait appris avec joie
qu'un premier convoi de cent trente navires,
escorté par l'amiral Vanstabel, arrivait d'Amérique ;
mais les Anglais aussi en avaient été informés,
et se disposaient à barrer la route au convoi si ardemment désiré.
C’est en ces circonstances que le Comité de Salut public donna ordre
à l'amiral Villaret d'aller, à la tête de l'armée navale de Brest,
au-devant de l'amiral Vanstabel, et de lui frayer, au besoin,
un passage à travers la flotte ennemie.
Celle-ci ne tarda pas à se montrer, à la hauteur d'Ouessant,
le 9 prairial (28 mai).
Elle était composée de vingt-six vaisseaux et six frégates,
et commandée par l'amiral Howe ayant sous ses ordres six autres amiraux.
Pendant quelque temps, les deux escadres s'observèrent ;
il y eut une escarmouche dès le 9 ;
mais la lutte décisive ne s'engagea que le lendemain.
10 prairial
Vanstabel Antoine
Maurin
Amiral Howe
Les Anglais essayèrent de couper la ligne française, où ils avaient remarqué quelque désordre ;
ils maltraitèrent plusieurs vaisseaux français, et le Vengeur du Peuple, pour empêcher leur manœuvre de réussir,
dut soutenir le feu de dix vaisseaux ennemis.
Par une inspiration de génie, Villaret conjura le danger :
il ordonna de virer de bord sur toute la ligne, sans avoir égard au rang de bataille.
« Cette manœuvre réussit, dit le rapport de Renaudin, et, dans un quart d'heure,
l'ordre de bataille fut formé d'une manière satisfaisante.
Nous nous trouvâmes sous le vent, position plus favorable.
Le vaisseau le Vengeur du peuple, par hasard, ou peut-être par la promptitude de son évolution,
était à la tête de la colonne, chef de file du commandant.
Il se battit contre deux vaisseaux à trois ponts et aurait été maltraité,
si les vaisseaux la Montagne et le Scipion ne fussent venus à leur secours.
La Montagne seconda ses efforts contre l'ennemi,
et ils le canonnèrent ensemble pendant une heure et demie.
Mais le Scipion eut la précaution de se mettre à couvert
du Vengeur du peuple et lui coupa son grand étai
et les bras de misaine. »
11 et 12 prairial.
Une brume très épaisse, en dérobant les deux flottes
l'une à l'autre, empêcha tout combat sérieux.
13 prairial.
Dans la matinée du 13, le brouillard s'étant dissipé, la vraie bataille s'engagea.
Déjà le Vengeur avait essuyé le l'eu de deux vaisseaux, lorsqu'un troisième, le Brunswick, voulant couper la ligne,
le commandant Renaudin, l'ancien officier bleu, se porta hardiment à sa rencontre, résolu de tenter un abordage.
Il l'aborda, en effet, mais de toute autre façon qu'il ne l'avait espéré d'abord :
car les deux vaisseaux se trouvèrent si rapprochés que l'ancre de l'ennemi accrocha le Vengeur
et que celui-ci ne put faire usage de tous ses canons.
« En partie dégréés par cet abordage, dit M. Troude, ils furent tous deux entraînes hors de la ligne,
et alors s'engagea une lutte qui devint terrible.
L'Achille prêta un moment assistance au Vengeur ; mais la fumée le lui fit perdre de vue.
Vers midi, après un combat de trois heures, les deux vaisseaux se dégagèrent.
Le capitaine Harvey, qui venait de recevoir sa troisième blessure,
remit le commandement à son second.
Le Brunswick avait perdu son mât d'artimon ;
son beaupré et son mât de misaine étaient coupés de manière
à ne pouvoir être maintenus debout.
Le Ramilies, qui venait d'arriver à son aide, laissa les deux vaisseaux s'éloigner l'un de l'autre, et, lorsqu'ils furent suffisamment distants
pour que ses mouvements ne fussent pas gênés, il ouvrit sur le Vengeur un feu d'autant plus vif que, n'ayant pas d'avaries,
il était entièrement maître de ses mouvements.
Il l'abandonna complètement démâté, mais fort endommagé lui-même dans toutes ses parties.
Capitain John Harvey
1794
Le Vengeur avait reçu un grand nombre de boulets à la flottaison, et presque tous ses mantelets de sabord étaient brisés.
Réduit à l'état de ponton, il était ballotté par la mer et embarquait de l'eau par toutes ces ouvertures ; il s'affaissait d'une manière sensible sous cette surcharge, malgré les efforts de l'équipage à pomper.
L'eau gagna les soutes à poudres, et il devint dès lors impossible de continuer le feu ; le pavillon n'en fut pas moins maintenu flottant. »
Qu'on nous permette de signaler ici une légère inexactitude.
D'après Barère et Jean-Bon Saint-André, les combattants du Vengeur refusèrent jusqu'au bout de se rendre ; rien de plus exact en soi, et Dieu nous garde de vouloir mettre en doute leur invincible fermeté !
Mais autre chose est de se battre héroïquement, autre chose de sourire à la mort, quand elle se présente sous cette forme froidement lugubre et qu'on la voit venir peu à peu.
Ici encore, c'est le brave Renaudin que nous voulons seul écouter.
« L'eau, écrit-il, avait gagné l'entrepont.
Nous avions jeté plusieurs canons à la mer.
La partie de notre équipage qui connaissait le danger répandait l'alarme.
Ces mêmes hommes, que tous les efforts des ennemis n'avaient pas effrayés, frémirent à l'aspect du malheur dont ils étaient menacés.
Nous étions tous épuisés de fatigue.
Les pavillons étaient amarrés en berne. »
Cette dernière phrase est significative et ne laisse place à aucun doute.
Avec la modestie des vrais héros, le commandant Renaudin nous le déclare :
il avait mis son pavillon en berne, pour implorer des secours, d'où qu'ils vinssent.
Comme il était naturel, il en vint surtout des Anglais,
qui étaient les plus rapprochés et les plus forts,
et les marins français se précipitèrent en masse
dans leurs embarcations, où tous, par malheur,
ne purent trouver asile.
Ici se place l'épisode émouvant que la légende a immortalisé
et l'on est heureux de constater que la légende
est confirmée par l'histoire :
« Ceux de nos camarades qui étaient restés sur le Vengeur,
dit Renaudin, les mains levées au ciel, imploraient, en poussant des cris lamentables,
des secours qu'ils ne pouvaient plus espérer ;
bientôt disparurent et le vaisseau et les malheureuses victimes qu'il contenait.
Au milieu de l'horreur que nous inspirait à tous un combat déchirant,
nous ne pûmes nous défendre d'un sentiment mêlé d'admiration et de douleur.
Nous entendions, en nous éloignant, quelques-uns de nos camarades formant encore des vœux pour la patrie.
Les derniers cris de ces infortunés étaient ceux de :
Vive la République !
Ils moururent en les prononçant. »
Dans son Histoire navale de Grande-Bretagne, le capitaine Brenton affirme, il est vrai,
qu'il n'y eut pas un seul cri de « Vive la nation ! »
Mais son compatriote, M. William James, dans un ouvrage qui porte le même titre, se charge de lui donner
le plus formel des démentis ; car il écrit naïvement les lignes étranges qu'on va lire :
« Parmi les trente ou quarante hommes qui n'avaient pas reçu de blessures, il s'en trouva sans doute quelques-uns, qui,
ainsi que les matelots anglais ont l'habitude de le faire dans de semblables circonstances désespérées,
se précipitèrent à la cambuse, pour y chercher de l'ardeur.
Ainsi inspirés, il n'est pas extraordinaire que, lorsque le vaisseau s'engloutit, quelques-uns aient crié :
Vive la nation ! Vive la République ! ou que l'un d'eux, plus furieusement patriote que le reste de ses compagnons avinés,
ait, dans ce moment pénible pour les spectateurs, — et nous croyons qu'il est arrivé quelque chose comme cela —
fait ondoyer le pavillon aux trois couleurs, sous lequel il avait si noblement combattu. »
Publier de telles lignes, c'est les juger.
Du moins, elles contiennent un précieux renseignement qui, joint à l'affirmation d'un témoin, aussi peu emphatique, aussi exact et sincère que Renaudin, nous permet de nous attacher plus fermement que jamais
à la vieille tradition nationale, fortifiée par le témoignage même de nos ennemis.
Après cet exposé, la part de la légende et de l'histoire nous parait facile à faire
dans le récit du combat épique du prairial an II.
D'un côté, il est inexact de dire que le Vengeur ait coulé plutôt que d'invoquer les secours des Anglais ;
car il réclamait ces secours en mettant son pavillon en berne ;
il les accepta, quand ils arrivèrent et comment ne les aurait-il pas acceptés ?
De l'autre, il faut conclure, avec MM. Troude et Levot, les historiens très réservés, très peu enthousiastes,
des Batailles navales, qu'à cette époque où les Français donnèrent tant de preuves de dévouement à la République, des marins français ont pu et dû tout oublier pour ne songer qu'à la France républicaine, eu mourant pour elle.
Leur sacrifice ne fut pas inutile ; car le convoi, passant sur le lieu même des premiers combats, put entrer à Brest.
Quatre cents hommes du Vengeur avaient péri pour atteindre ce résultat.
Parmi les survivants était Renaudin, qui data de Tavinstock (Angleterre), 1er messidor, an II,
le récit auquel nous avons fait de si larges emprunts, et que signèrent tous ses compagnons de captivité.
Il inspira aux Anglais une si vive admiration qu'on lui accorda la faveur de retourner, avant son échange légal,
en France, où il fut nommé contre-amiral.
En 1805, il fut retraité comme inspecteur général des ports de l'Océan.
Quatre ans après, il mourait, à cinquante-deux ans.
En ce temps où l'on prodigue les statues, personne, il faut l'espérer, ne jugera mal gagnées les deux statues
qu'on s'apprête à élever au noble Villaret de Joyeuse et au plébéien Renaudin.
Quant à Terrec, qui survécut près de cinquante ans à son capitaine, il revit dans le tableau de M. Alfred Guillou :
c'est plus sans doute qu'il n'eût osé l'espérer.