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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 9

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4 mai 1863

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Hier j’ai eu l’insigne honneur de voir la terre le premier.

 

Depuis plusieurs heures nous apercevions sous le vent un paquet de nuages qui ne changeait pas de place ;

c’était évidemment une preuve du voisinage de la terre qui arrêtait la brume.

En regardant avec persistance dans ces nuages, j’avais cru distinguer de temps en temps des contours plus nets que ceux des nuages et des teintes d’un noir verdâtre ;

enfin je remarquai les mêmes choses à la même place et d’une manière continue et j’annonçai la terre.

 

Il était temps de la voir car il était cinq heures et dans ces régions il fait nuit de bonne heure puisque nous sommes à la fin de l’automne.

Le Commandant l’a reconnue en suivant mes indications et aussitôt fit prendre des mesures nécessaires pour pouvoir manœuvrer promptement si besoin était.

 

Mais tout n’était pas réglé, les îles sur lesquelles nous courions sont au nombre de trois, elles sont placées comme je l’indique ici à côté, nous ne savions pas si l’île en question était l’île Inaccessible[1] ou Tristan-da-Cunha ;

si c’était celle-ci nous n’avions qu’à courir comme nous faisions, si au contraire c’était l’autre il fallait veiller avec soin car tôt ou tard nous étions exposés à tomber dessus.

 

Le Commandant se confiant à mes bons yeux m’envoya devant avec ordre de bien veiller ;

j’y passai deux ou trois heures après lesquelles ne voyant rien nous fûmes convaincus à juste titre que nous étions passés en vue de Tristan.

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Pendant le temps que nous mettions à reconnaître la terre le ciel se chargeait, le Commandant s’en aperçut et, quand nous eûmes perdu la terre de vue, fit porter une voilure qui permettait de passer la nuit tranquillement et de supporter un grain s’il arrivait.

Il avait l’œil, car à minuit lorsque je quittai le quart le temps s’était noirci et avait pris très mauvaise apparence dans le Sud-Ouest ;

c’était ce malheureux Monsieur Pottier qui prenait le quart, il eut encore la chance d’attraper une barouffle[2] dont il n’eut que le commencement il est vrai car elle dure encore, nous filons dix nœuds (cent cinquante mètres en trente secondes) nous portons très peu de toile et nous roulons comme des barriques.

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Mais je m’en fiche, je ne suis pas malade ;

cela ne m’empêche pas d’écrire, de dessiner et de passer gaiement mon après-midi.

Nous avons trouvé le temps auquel il faut s’attendre lorsqu’on est par des latitudes un peu élevées dans l’hémisphère sud ; mais nous sommes en route c’est à dire que nous allons droit au Cap, par conséquent il n’y a pas de mal.

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10 mai

 

Oh vilain mois de mai, il nous a causé depuis qu’il a commencé toutes sortes de désagréments, vents debout, calmes, grosses mers, coups de cap voilà les douceurs qu’il nous a apportées.

Vous devez voir par le croquis que je joins à ma lettre, qu’autant nous avons eu de la chance dans la première partie de notre navigation en allant de France à Palmas, autant nous avons eu de contrariétés dans la suite.

De tous côtés on entend désirer la terre, pour mon compte je serai heureux d’être rendu au mouillage, ne serait-ce que pour pouvoir faire laver mon linge ; depuis deux mois le paquet que j’ai ramassé s’est peu à peu arrondi, il est dans une de mes armoires, très serré et humide ; je crains qu’il ne se pique.

 

L’humidité qui nécessairement règne toujours à bord est bien nuisible à tout :

pour nous d’abord c’est une source féconde en rhumatismes pour le vieil âge ;

nos vêtements, notre linge, nos chaussures s’abîment et se perdent si on n’en prend pas le plus grand soin.

Ajoutez à ces causes de destruction le vent qui emporte nos casquettes, le goudron qui tâche les pantalons, redingotes etc. et vous verrez comme on est peinés en revenant de campagne quand on rapporte un trousseau abîmé que l’on a emporté tout neuf.

 

Au Cap je dois faire des promenades avec Monsieur Pottier et quelques autres officiers passagers ou autres admis dans l’intimité de ce dernier ;

le tout forme une société très agréable dans laquelle j’ai l’honneur d’être reçu ;

de temps en temps lorsque je n’ai pas de quart de nuit, vers 8 heures je vais dans la chambre de Monsieur Pottier et je passe ma soirée à entendre de la musique à voir jouer ; ou bien Monsieur Pottier ou un autre nous rase (entretient) sur ses campagnes.

Nous sommes deux inséparables, c’est le modèle que je me propose d’imiter comme officier et comme homme ; je suis maintenant à peu près sûr d’être embarqué avec lui pendant plusieurs années ; son oncle Monsieur Longueville nous aidera pour obtenir de naviguer ensemble quelques années ; je puis même espérer qu’aussitôt de 1ère classe c'est-à-dire au retour de cette campagne je pourrai faire le service d’officier sur un bâtiment dans le genre de la Sibylle.

 

Les hommes l’aiment et ont grande confiance en lui ; il n’est pas donné à tout le monde d’être aussi heureux, je vous en donnerai une preuve en vous disant que sur six officiers chefs de quart, deux seulement sont aimés de l’équipage et quatre jouissent seuls de leur confiance, le mien n’est malheureusement pas de ceux-ci ni de ceux-là.

 

Voilà ce qui lui a valu un séjour prolongé à l’Escadre de la Méditerranée, ne navigant pas, il n’a pas appris son métier, et il n’a pas appris à connaître le marin, je crois qu’il ne tient pas assez compte des fatigues de leur vie et que dès lors il n’apprécie pas ce qu’il faut de patience et de courage pour faire un métier si pénible.

 

Nos passagers ont été la cause de tant d’histoires que maintenant plusieurs individus sont à couteau tiré ; les passagers du poste excités par un lieutenant de vaisseau (qui dans la manière d’agir ici se conduit comme le dernier des mousses) cherchent chicane à tout le monde ; ils ont été assez bêtes du moins deux d’entre eux pour se faire les champions des rancunes de l’imbécile dont je vous parle.

 

Ils querellent tout le monde à bord et si bien que le Commandant a été obligé de bloquer l’un d’eux.

Si l’autorité venait à apprendre quelles sont les menées de ce petit crétin de Monsieur Lopez[3], il pourrait se faire mettre à terre à Bourbon pour être renvoyé en France avec de bonnes notes pour compagnes de voyage ; c’est lui qui entretient la discorde dans notre poste, ce seul motif pourrait lui attirer des désagréments sans nombre, sans compter que sauf le respect que je porte à ses épaulettes c’est un fameux Canard[4].

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16 Mai 1863

 

Les querelles dont je vous parle sont terminées ;

nos passagers et nous formons deux camps très distincts et aussi étrangers l’un à l’autre que si nous ne nous étions jamais vus.

Le Commandant a pris parti pour nous et a menacé nos aimables hôtes de les mettre à la porte de chez nous ;

depuis ce jour ils sont restés très tranquilles.

Cette menace est venue à la suite d’une plainte faite par notre chef de poste ;

un jour que j’étais de quart, je dînais avec nos passagers, l’un d’eux se permit de prononcer quelque chose de malhonnête et d’injurieux à notre adresse ;

je le prévins que je me plaindrai et, sans plus faire d’affaires, j’allai trouver le chef de poste et tout fut dit.

Aujourd’hui j’ai déjeuné avec le Commandant, j’en ai été très heureux parce que j’aime beaucoup avoir à faire avec lui, c’est un excellent homme ;

je crois pouvoir dire, sans me flatter par trop, qu’il a une certaine estime pour moi, du moins j’en ai les preuves.

Pendant que nous dégustions un verre de bon vin on vint annoncer que l’on voyait la terre ;

on s’attendait en effet à la découvrir aujourd’hui.

Ce soir peut-être et demain plus probablement nous serons mouillés en rade de Simon’s Bay. (En français baie de Simon)[5].

Quoique cette terre soit tout à fait étrangère pour nous, nous avons cependant plaisir à y penser, les vivres frais nous manquent, depuis huit jours nous sommes au cap Fayol[6] ;

nous serons heureux de fouler un peu de terre ferme et de voir des figures étrangères.

 

Nous avons passé dernièrement deux jours en calme, depuis notre départ de France nous n’avons vu la mer aussi belle, il n’y avait pas de bruit comme dans les calmes qu’on rencontre le plus souvent, nous étions presque sans roulis ni tangage, nous avions une douce température.

 

Pour moi qui ne suis pas pressé d’arriver j’étais aussi content que si nous eussions filé dix nœuds.

 

 

[1] L'île Inaccessible, partie de l'archipel Tristan da Cunha, est la partie émergée d'un volcan éteint.

D'une superficie de 14 km2, elle se situe à 45 km au sud-ouest de Tristan da Cunha.

Elle fut découverte par les Hollandais en 1652, 150 ans après la découverte de Tristan da Cunha.

Elle fut nommée « inaccessible » de par la difficulté d'y accoster.

C'est une réserve naturelle protégée (Inaccessible Island Nature Reserve) depuis 1997, qui a été inscrite sur la Liste du patrimoine mondial par l'UNESCO, en raison notamment de la présence habituelle de nombreux cétacés.

Elle fait partie en outre de l'aire protégée plus large Tristan da Cunha Cetacean Sanctuary.

[2] Bruits continus et désagréables.

[3] Gustave Raymond Marie Lopez,

Né le 16 juillet 1826 à Périgueux (Dordogne) –

Décédé le 4 septembre 1890. 

Lieutenant de vaisseau le 29 novembre 1856.

Chevalier de la Légion d'Honneur le 28 décembre 1867.

Au 1er janvier 1869, port Brest.

Ne figure pas dans les effectifs 1879.

[4] Terme péjoratif pour désigner une personne infatuée d’elle-même.

[5] Note de Charles Antoine.

[6] Nom des haricots secs distribués à bord.

Ce fayol blanc est plus petit que le rouge.

Quand doublerons-nous le cap fayol ? plaisanterie des marins pour dire quand cesserons-nous d'en être réduits aux haricots pour tout légume ?

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