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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 6

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31 mars, en mer,

 

 

Nous continuons à être aussi heureux que par le passé, nous avons bon vent, beau temps et belle mer.

Nous avons quitté Palmas le 27 mars à cinq heures du soir, personne n’a regretté un mouillage où nous roulions et tanguions, absolument comme en mer, dont on ne pouvait pas profiter pour aller à terre comme on l’aurait désiré vu la difficulté de l’abordage au débarcadère.

De mon côté je n’aurais pas pu décemment quitter la grande Canarie en me plaignant, car il ne s’est pas passé un seul jour sans que j’aille à terre.

Je vous ai raconté ma première excursion ;

le lendemain à huit heures je suis parti avec Monsieur Richy pour aller prendre à terre les observations nécessaires

à la régulation des chronomètres ;

après avoir fait notre affaire au poste du môle où nous attrapâmes des pièces militaires espagnoles, nous fîmes un grand tour en ville et nous revînmes déjeuner, la houle était un peu moins forte, nous avions pu débarquer plus tranquillement que la veille.

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Le lendemain même occupation même promenade.

J’ai mis sur mon album quelques souvenirs de Palmas, c’est maigre comme dessin mais c’est assez fidèle.

Depuis le 29 mars nous marchons vent arrière avec des vents de Nord-Est ;

nous nous dirigeons vers les îles du Cap Vert.

Si nous avions dû les doubler pendant le jour, le Commandant voulait nous faire passer entre les deux plus occidentales San Antonio et San Vincente [1], il voulait voir les travaux que l’on avait fait dans cette dernière île pour construire un port ;

les paquebots anglais et autres, les vapeurs de guerre et de commerce allant d’un Atlantique dans l’autre de celui nord dans celui sud ou réciproquement relâchent tous dans cette île pour y faire du charbon et de l’eau, on leur crée des bassins, des magasins pour qu’ils puissent se réparer au besoin.

Malheureusement en marchant comme nous le faisons maintenant nous serions arrivés pendant la nuit, nous n’aurions rien vu et comme le passage n’est pas très étroit le commandant s’est décidé à nous faire passer plus à l’est de ces deux îles.

 

[1] L'archipel du Cap-Vert se trouve dans l'océan Atlantique, au large des côtes du Sénégal, de la Gambie et de la Mauritanie. L'archipel se divise en deux séries d'îles : au sud les îles de Sotavento (Brava, Fogo, Santiago et Maio) et au nord les îles de Barlavento (Boa Vista, Sal, São Nicolau, Santa Luzia, São Vicente et Santo Antão).

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Dimanche 29 au soir,

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Nous avons eu grand bal ;

à la nuit, après le brandebourgs, les musiciens, sont venus s’installer sur le gaillard arrière, les disciplinaires, les matelots (tout en se mettant un peu sur l’avant pour ne pas engager[1] le gaillard d’arrière, promenade des officiers et des passagères) commencèrent à danser ;

les aspirants ne tardèrent pas à aller inviter les passagères, elles firent d’abord quelques difficultés mais un lieutenant de vaisseau décida l’une d’elles, la fit danser et toutes l’imitèrent.

Le bal dura deux ou trois heures, le roulis n’était pas très fort, les cavaliers s’y habituèrent vite et en voyant tout le monde tourbillonner on ne se serait guère douté qu’on naviguait au même moment à six ou sept cent lieues de France, filant huit nœuds.

Le Commandant était enchanté, il n’y a rien qui flatte un pacha comme de voir ses sujets se distraire ;

quand pareille chose arrive à bord c’est une preuve que l’on est content, puis dans ces folles danses on oublie tout pour un moment et quand on ne se fatigue pas trop, il ne reste qu’une impression agréable que l’on garde quelques jours, ce qui est autant de gagné sur les ennuis toujours inévitables d‘une traversée un peu longue.

Nous recommencerons à danser de temps en temps, nous aurons nos théâtres ;

dans quelques jours on passe la ligne.

Je continue à passer mon temps sans trop m’ennuyer, la matinée est prise par le déjeuner et la préparation du calcul de midi.

De midi à une heure fin des calculs qui déterminent la position que l‘on occupe à midi.

À partir d’une heure je suis toujours libre jusqu’à quatre, heure à laquelle il faut quelque fois prendre le quart.

Je profite de ma liberté pour dessiner, écrire des lettres, travailler une chose ou l’autre.

Quelquefois même quand j’ai eu un quart de nuit je récupère le temps perdu et je dors une heure ou deux.

Hier nous avons commencé à ressentir les chaleurs tropicales, l’après-midi a été très chaud, heureusement il y avait de la brise, sans cela nous aurions souffert.

Jusqu’à ce jour nous n’avons à nous plaindre de rien mais inévitablement ça ne durera pas.

 

[1] Encombrer.

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2 avril 1863

 

 

Hier nous sommes passés au milieu des îles du Cap vert, nous avons presque touché à l’île Fogo[1] qui fait partie de l’archipel, pour la première fois de ma vie, j’ai vu un cratère magnifique ;

l’île dont je vous parle, l’archipel tout entier, les Canaries sont des roches volcaniques ;

à une distance de sept miles de Fogo, nous avons pu voir sur le flanc de cette montagne de deux mille neuf cent mètres de hauteur des sillons colorés différemment dans lesquels des yeux expérimentés ont dit voir du soufre.

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Nous avons eu pendant plusieurs heures un coup d’œil magnifique, la brume nous cachait le bas de la montagne au point qu’il nous a fallu venir très près de la terre pour la trouver, tout à coup et quelques minutes après que la vigie eut annoncé la terre nous vîmes se découvrir la cime volcanique et peu après nos yeux parvenaient à distinguer la côte.

Nous restâmes en vue de terre pendant quelques heures, la brise fraîchissant nous filions rapidement, nous n’eûmes pas le bonheur d’apercevoir un de nos semblables, la côte était déserte, l’île n’est pourtant pas inhabitée.

Nous sommes passés à ranger la côte Est et c’est dans l’ouest que se trouve le port de la Luz, moins fréquenté du reste que le port de Porto-Grande situé dans l’île Saint Vincent et que celui de Porto-Praia dans l’île Saint Jacques.

C’est à Porto-Grande[2] que relâchent tous les grands paquebots qui font des services postaux entre l’Europe et le Sud de l’Afrique ;

les vivres et les approvisionnements y étaient à très bon prix avant l’établissement de ces paquebots ;

mais peu à peu tout a renchéri.

Après avoir quitté ces îles nous fûmes pris par le calme et jusqu’à minuit la frégate ne marchant presque pas fut ballottée par les lames, les coups de roulis devinrent assez forts pour que l’eau envahisse la batterie une ou deux fois ;

on fut obligé de fermer les sabords.

Un bâtiment comme la Sibylle ne devrait pas être forcé d’en venir à cette mesure par telle mer et telle brise, mais nous sommes si chargés que nous calons cinquante à soixante centimètres en plus que ce que cale ordinairement la frégate ;

cela nuit à sa marche et rendra le séjour à bord un peu plus pénible si nous trouvons du mauvais temps au Cap de Bonne Espérance.

Heureusement nous n’avons pas à aller bien loin avec ce chargement et de plus s’il nous gêne nous avons la ressource d’en jeter une partie à la mer ira le chercher qui voudra.

Aujourd’hui nous sommes par lat. 13°17 N Long 28°40 O ;

la brise a recommencé à souffler et nous sommes passés à très petite distance d’un trois-mâts Mecklembourgeois[3] qui nous a hissé ses couleurs et dit son nom.

Nous lui avons montré les couleurs de France et dit comment on nous appelait et nous l’avons perdu de vue en lui souhaitant bonne chance.

À une heure nous avons vu de loin un autre grand navire de commerce mais nous n’avons eu aucune relation avec lui.

Hier nous avons eu très chaud à cause du calme, aujourd’hui il fait une douce chaleur, quoique nos voiles soient dessus, nos tentes sont faites sur l’arrière nous sommes donc parfaitement à l’abri, de plus la brise vient rafraîchir ceux qui sont assis sur le pont et en train de lire ou d’écrire.

La mer est un peu houleuse, elle est d’un bleu foncé magnifique ;

nous voyons beaucoup de poissons volants, j’en ai vu qui prolongeaient leurs vols pendant plus de neuf secondes.

Ils sont de la grosseur d’une belle rousse, plus effilés, d’une couleur grise tirant sur le noir et à peu près blancs sur le ventre.

J’ai remarqué qu’ils allaient toujours dans une direction opposée à celle de la lame.

Nous n’avons pas encore vu de requin ;

le premier qui s’aventurera dans nos parages est sûr de son affaire, il sera péché et pendu à la grande vergue pour être ensuite disséqué et mangé par nos chiens.

Je crois vous avoir dit que nous en avions trois à bord, un au Commandant et deux à l’aspirant de 1ère classe dont je vous ai parlé.

C’est le cas de vous dire qu’une plus ample connaissance de son individu a peu à peu effacé l’impression désagréable qu’il m’avait produite ;

c’est un garçon qui gagne à être connu et dont le savoir et l’intelligence compensent un peu les travers.

Mes relations avec le Commandant et les officiers continuent à être agréables ;

le Pacha a mis sa bibliothèque à ma disposition ;

un soir il m’a montré son album, ses souvenirs de voyageur et de gouverneur[4], il m’a raconté une foule d’histoires sur Tahiti et m’en a promis monts et merveilles.

Tous les jours à midi je vais chez lui avec l‘officier des montres, pour lui marquer le point sur la carte, il nous fait part de ses projets de route et je profite de son expérience ;

c’est un homme intelligent et peu routinier, je crois que c’est fort appréciable chez un marin qui a quarante-deux ans de navigation.

 

 

[1] C’est sur l'île de Fogo (île du grand volcan) que se situe le point culminant 2 829 m : le Pico do Fogo

[2] Voir carte ci-dessus.

[3] Région du Nord-est de l'Allemagne.

[4] Au 1er janvier 1857, Commandant particulier à Tahiti auprès du Gouverneur, Commissaire impérial aux Iles de la Société.

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