top of page

Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

Journal de bord de Charles Antoine.jpg
bibi 2.jpg

Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n°5

​

23 mars 1863 huit heures du matin.

Latitude         34° 23 Nord

Longitude       16° 22 Ouest

 

 

J’ai passé hier une soirée très agréable, le Comte Pouget[1] fait très bien les honneurs de chez lui, sa table est bien servie, bien approvisionnée, ses vins excellents et abondants, ses liqueurs et ses cigares délicieux.

J’ai bu un vin qui m’a rappelé le Say de grand père ; au même moment j’aurais volontiers changé le festin du pacha pour l’ordinaire de la maison, pour pouvoir passer quelques heures avec vous, manger la doucette[2] de grand père et boire du quarante fin[3] en votre société.

Le Commandant m’a assuré que je pouvais être sûr de ne pas rester en route sur un bâtiment en station, ce que je craignais un peu sans le redouter beaucoup.

 

Notre navigation continue à être des plus agréables, mercredi 25 il est probable que nous serons mouillés en rade de Palmas dans l’île qui porte le nom de Canarie[4] et qui fait partie de l’archipel du même nom.

La nuit dernière j’ai fait le quart de huit heures à minuit ; pour nous refaire, vers onze heures j’ai été dans le bureau des calculs et j’y ai fait deux tasses de thé pour Monsieur Richy et pour moi.

Avant de partir de Lorient nous avons acheté : lampe à alcool, bouilloire, thé, sucre, etc. etc. quand nous avons à passer une partie de la nuit sur le pont, nous nous refaisons l’estomac et le cœur ; en même temps nous coupons le quart d’une manière assez agréable, il nous paraît moins long.

 

24 mars huit heure du matin.

Latitude         31° 07 30 N

Longitude       16° 41 O

 

 

Il est impossible de faire une traversée plus heureuse, plus agréable ; nous marchons vite, en bonne route et le tout avec une mer si belle et des vents si favorables que nous ne nous en apercevons pas. Ce soir nous apercevrons probablement le pic de Ténériffe, ou tout au moins ce sera pendant la nuit.

Notre relâche dans ces îles sera de très courte durée ; nos passagers du poste l’attendent pour aller se battre en duel, un de ces messieurs et un volontaire du poste se sont lancé de gros mots et ils doivent aller à terre avec des épées.

Je crois qu’ils ne se feront pas beaucoup de mal et il est probable que le vin de Madère coulera beaucoup plus que le sang humain[5].

​

Nous avons reçu un renfort de passagers à Lorient, un commis de marine, un écrivain de marine et un jeune homme sans profession allant rejoindre en Calédonie son frère qui est interprète du gouvernement dans la Colonie.

 

Nous nous sommes trouvés si nombreux que nous avons été forcés de manger en deux tables ; nos passagers sont bavards comme des pies, du reste l’un des écrivains de marine est avocat, c’est tout dire ; quand ils mangent le poste est inhabitable tant ils font de tapage ; en quittant Lorient le jour où nous avons été secoués, ils étaient moins braves, le calme régnait parmi eux et n’était guère troublé que par les gémissements et les vomissements des malades.

Le lieutenant officier en second leur ordonne d’évacuer le poste dans l’après-midi pour que nous puissions travailler à notre aise ; ces malheureux se réfugient où ils peuvent, par beau temps ce n’est pas trop dur pour eux, mais quand il fera mauvais ce sera fort peu agréable.

 

Dernièrement l’un d’eux s’est avisé de vouloir monter dans la mâture, immédiatement deux ou trois gabiers[6] se sont lancés à sa poursuite et l’ont amarré dans les haubans, il a fallu qu’il les paie pour obtenir sa liberté qui lui a coûté cinq francs.

C’est un vieil usage consacré et qui se pratique non seulement sur les bâtiments de guerre mais encore sur les navires de commerce, toute personne étrangère à la marine proprement dite est contribuable quand elle est prise en flagrant délit.

 

25 mars

Six heures et demie du matin

 

Nous sommes en vue de terre ; l’île de Canarie et sa capitale Palmas se découvrent très bien.

Il fait toujours un temps magnifique.

L’île est haute, n’a pas un aspect très riant.

La côte est noire ; du reste dans ce moment-ci tandis que nous avons un temps superbe, il pleut à terre.

​

Carte.jpg

​

Les Canaries en en haut à gauche, sur cette carte.

 

La rade de Palmas n’est pas fermée, de plus les fonds sont de sable, de cailloux, de gravier.

La tenue des ancres y est très mauvaise ; mais comme il fait toujours beau dans ce pays-ci et que nous sommes à l’abri des vents de sud-est, les plus à craindre dans ces parages, nous dormons tranquilles.

 

Neuf heures,

 

Nous sommes mouillés à un mile et demi de la terre, les marchands d’oranges envahissent déjà le bord et tout le monde, officiers, passagers, marins se régalent à l’envie.

La ville paraît assez grande, toutes les maisons sont bien blanches, quelques-unes sont vertes, ou d’un jaune rouge ; peu ont des toits.

​

Les canariens qui sont venus soit assurer le pilote, soit vendre des fruits sont des hommes forts et quelques-uns d’entre eux étaient beaux comme taille et comme figure, ils ont tous un teint bronzé qui va très bien avec leurs cheveux d’un beau noir.

 

26 mars à sept heures.

 

Hier à midi j’étais de corvée, j’ai été envoyé conduire à terre le canot major.

Nous suivions à deux cents ou trois cents mètres le canot du Commandant qui était gouverné par un pilote local, la terre étant très difficile à aborder.

Si vous consultez les petits plans que je joins à ma lettre vous pourrez voir qu’avec une houle assez forte et semblable à celle que nous avions hier les lames devaient, venant de la direction de la flèche se briser sur les roches de l’extrémité du môle et venir former dans l’anse du débarcadère un courant circulaire d’autant plus violent que la lame était forte.

​

Le canot du Commandant alla accoster guidé par le pilote et sans trop d’encombres ; le mien n’avait pour guide que mon expérience, il n’y avait pas d’officiers, je n’étais pas tout à fait tranquille cependant. J’avais vu la manœuvre de notre prédécesseur et je m’apprêtais à faire comme lui.

J’aurai peut-être réussi, mais j’avais la chance de faire des avaries ; tout d’un coup en regardant sur le môle j’aperçus un Monsieur qui me faisait des signes et qui m’indiquait la manœuvre à faire ; pensant que c’était un pilote ou tout au moins un marin je suivis ses indications et une lame me porta au débarcadère.

Nous y arrivâmes tranquillement, je m’attendais à repartir de suite, le Commandant qui avait cru un instant que mon canot allait se jeter sur les roches de l’extrémité du môle me dit que j’attendrai cinq heures pour repartir et que nous irions encore dans le même équipage, lui et le pilote devant, moi derrière.

​

Il était une heure je m’élançai gaiement en ville après avoir mis mon canot en sûreté.

Les rues sont bâties comme celles du Ferrol[7], les maisons, sauf celles des grands personnages, sont faites bien simplement.

 

Comme façade imaginez-vous un rectangle, une porte au milieu et une fenêtre de chaque côté de la porte à mi-distance entre la porte et les côtés verticaux du rectangle ; pas de vitres généralement, mais des grillages peints en vert.

Les gens un peu plus riches ont deux étages, le premier est le rez-de-chaussée construit comme celui que je viens de décrire, le second est un étage construit comme l’autre.

​

Une odeur d’encens m’indiqua pour quelques maisons l’approche de familles fortunées ; dans la Calle Collegio j’aperçus du bout de la rue une robe légère voltigeant sur une galerie au premier étage ; piqué par la curiosité, je descendis dans cette rue, m’approchant j’entendis jouer du piano et j’aperçus sur le balcon deux señoritas d’une fraîcheur remarquable assises près d’une porte donnant sur un appartement richement meublé ; l’une d’elles était charmante et m’a rappelé un peu une demoiselle de Lunéville fort aimable, mademoiselle Liegey[8].

J’étais si heureux de ma découverte que je fis un grand tour et que je revins au bout d’une demi-heure par une rue donnant sur le fameux balcon ; après avoir délecté mes yeux pendant quelques instants, je me décidai à ne pas poser plus longtemps pour le caballero amoroso et je pris la route du large.

​

Je vis encore plusieurs jolies filles, mais ô contraste inévitable, autant la jeunesse est brillante dans la Grande Canarie, autant la vieillesse est décrépie ; j’ai vu peu de vieillards et je n’en ai pas vu de beaux.

Les mendiants sont peu nombreux et fort exigeants ; on leur donne un sou français[9] ils vous répondent que ça ne passe pas, mais que les pièces blanches[10] passent.

​

Notre agent consulaire est logé dans un bel édifice dans lequel il représente fort bien.

Sous ses fenêtres se trouve un jardin public assez petit où les pieds d’alouette, les capucines, les géraniums et d’autres fleurs m’ont rappelé votre jardin.

Près de ce jardin se trouve une maison assez bien construite, c’est le cercle, il est fort bien installé, y vivent quelques personnes que l’on a reçu avec affabilité en leur faisant payer dix francs une bouteille de madère.

 

Autour de ces bâtiments s’en groupent quelques autres les plus beaux de la ville.

Dans l’un d’eux loge le consul anglais, cet indigène-là s’est empressé de hisser le pavillon de sa sacrée nation au-dessus de sa porte dès que le consul français a hissé le sien.

​

J’ai rencontré bon nombre de messieurs mis à la dernière mode européenne ; quant aux señoritas elles ont une mise très riche et très distinguée.

J’ai eu l’honneur d’intéresser une dizaine de jeunes pensionnaires Canariennes à mon sort ; ces demoiselles se promenaient sur le môle à cinq heures quand avec mon canot je repris la route du bord ; il ne nous avait pas été très facile d’arriver, notre départ se fit sans danger mais d’une façon assez remarquable pour que je vous en parle et pour émouvoir la foule qui nous voyait partir.

​

Nous quittions la cale et il nous fallait vaincre le courant circulaire produit par le remous puis nous mettre debout à la lame pour lui résister et la laisser passer.

Tout alla bien pour aller jusque par le travers des roches qui sont au bout du môle pour briser les lames, mais quand nous les eûmes doublées, c’est-à-dire laissées derrière, une lame nous prit par le travers, une seconde la suivit mais nous manœuvrions de façon à les prendre droit par l’avant, heureusement nous étions en bonne position pour recevoir la troisième, elle était passablement forte, notre avant fut soulevée en l’air à plus d’un mètre au-dessus de l’arrière puis tout d’un coup la lame continuant son chemin souleva l’arrière et l’embarcation piqua du nez dans le creux.

​

Nous ne courions aucun danger, mais à terre quand on nous vit faire un tel saut, l’émotion gagna les jeunes cœurs ; quelques instants après les canotiers nous avaient mis à quelque distance du môle et nous faisions route vers la frégate.

​

Dessin Charles Antoine _03.jpg

​

Dessin de Charles Antoine

 

Nous faisons le plein d’eau aujourd’hui, demain nous embarquerons nos bœufs et puis nous ferons route vers le Cap.

Quand vous recevrez cette lettre, si vous ne m’avez pas écrit à Cap Town[11], ne le faites pas, votre lettre ne m’arriverait plus mais écrivez sans faute avant le 24 avril et avant le 24 mai, vos lettres adressées à Bourbon[12], île de la Réunion, m’arriveront certainement.

Au Cap je vous enverrai un dessin plus soigné du mouillage de Palmas et quelques croquis que ne je n’ai pas le temps de faire car le vaguemestre va ramasser les lettres pour les faire partir aujourd’hui par le courrier Espagnol de Cadix. J’aurais voulu écrire à Paul, je croyais avoir un peu plus de temps, écrivez-lui et racontez-lui ma traversée, je lui écrirai du Cap, j’attends une lettre de lui à Bourbon.

 

Adieu je vous embrasse, cette lettre me laisse en parfaite santé, heureux d’avoir bien commencé ma campagne et confiant dans l’avenir. Je souhaite qu’elle vous trouve aussi en bonne santé.

 

À propos, je ne serai pas fâché de recevoir un peu d’argent à Bourbon.

​

Dessin Charles Antoine _04.jpg

​

Dessin de Charles Antoine

​

[1] Commandant de la Sibylle ; Pierre Benjamin Denis (Comte) Pouget, né le 23 mai 1808 à Rochefort (Charente Maritime) - Décédé le 25 aout 1892, Officier de la Légion d’Honneur, ne figure pas dans les effectifs de la Marine en 1869, n’a jamais dépassé le grade de Capitaine de frégate

[2] Salade, apparentée à de la Mâche.

[3] Eau de vie de Mirabelle de Lorraine de plus de 40 degrés d’alcool.

[4] Les îles Canaries (l’ile Canarie en fait partie) sont situées dans un archipel atlantique, à quelque 150 km à l'ouest du Maroc et à plus de 1 000 km du sud de l’Espagne

[5] (Note de Charles Antoine) C’est en effet ce qui est arrivé, nos spadassins ont voulu aller débarquer près d’un petit fort marqué 3 sur ma carte ; la houle les a roulés sur la plage si bien que tout trempés ils ont dit d’un commun accord que l’eau avait lavé l’injure.

Ceci me fait penser que j’ai oublié de vous parler de la campagne environnant Palmas.

C’est un sol volcanique, brûlé par les ardeurs du soleil qui y tape assez bien, j’ai vu cependant une vallée assez bien cultivée c’est celle qui se trouve au sud de la citadelle ; j’ai examiné des palmiers à dattes, des bananiers, des orangers, etc. (nous avons pour 1 sou une orange délicieuse). Dans cette vallée j’ai vu aussi des figuiers, des pêchers en fleurs et d’autres arbustes assez verts.

Dans le fond roule un torrent à peu près à sec maintenant, mais qui doit être fort impétueux dans la saison des pluies à en juger par les galets qui se trouvent dans son lit.

[6] Un gabier est un matelot spécialisé dans les voiles

[7] Ferrol est une ville maritime de la Galice en Espagne construite par et pour la mer : la pêche, les chantiers navals, la défense du territoire.

[8] Probablement horlogère ayant magasin sur rue.

[9] Le « sou Français » était en alliage de différents métaux, sa valeur était donc « faciale ».

[10] Les pièces « blanches » étaient faites d’alliage d’argent, leur valeur faciale était augmentée du cours de l’argent.

[11] Depuis 1910, Le Cap est également la capitale parlementaire du pays aux côtés de Pretoria

[12] Sous la deuxième République, un décret du Gouvernement Provisoire en date du 7 mars 1848, proclamé dans l’île le 22 juillet 1848, redonne à Bourbon son nom révolutionnaire d’Ile de La Réunion. Ce sera la dernière dénomination adoptée jusqu'à ce jour

​

bottom of page