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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 17

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5 septembre 1863

 

La journée du 2 septembre a encore été perdue, mais enfin la brise s’est décidée à venir et depuis le 3 de ce mois nous avons commencé à marcher ; la frégate va très bien maintenant, son chargement est réparti également sur tous les points ; nous allons dix nœuds aisément et nous n’avons plus de mouvements brusques tels que ceux que nous avions avant d’arriver à Madagascar.

Nous sommes passés presque sans transition des chaleurs tropicales à d’autres plus modérées, du jour au lendemain il a fallu changer d’effets.

Je cultive toujours l’amitié de Monsieur Pottier ; je suis aussi dans d’excellents rapports avec l’officier d’administration du navire, c’est un excellent et parfait honnête homme en prenant le mot dans son acception la plus générale.

Je me rapproche de plus en plus de ces messieurs parce que j’ai découvert dans plusieurs des individus qui vivent au poste quelques petites choses qui m’ont éloigné d’eux ; du reste nous n’avons pas le même caractère de sorte que tout en n’étant pas en mauvaises relations avec eux je ne les fréquente pas.

 

7 septembre 1863

 

Nous récupérons joliment le temps perdu, hier nous avons fait  près de cent lieues et aujourd’hui nous n’en serons pas loin encore.

Nous ne sommes pas descendus dans les latitudes élevées comme nous nous y attendions, parce que le Commandant qui, avant tout, veut son bien-être n’a pas voulu aller chercher la grosse mer que les fortes brises d’ouest de ces parages amènent nécessairement. Il donne pour prétexte que nos passagers ne sont pas vêtus et gréés pour supporter le froid et ne pas souffrir de son humidité ; mais sa conduite à leur égard jusqu’ici, je veux parler de ses retards en route, ne permet pas d’ajouter foi à ce qu’il dit dans cette circonstance.

Nous avons cependant un peu de mer et les lames en se brisant sur les flancs de la frégate faisaient rejaillir à bord une pluie fine quelquefois très grosse qui mouillait les hommes de quart.

Cette nuit mon officier de quart a eu une idée plus que lumineuse (ça tombait bien puisque c’était la nuit).

Il a fait prendre à la soute à voile une bonnette.

Je crois vous avoir dit ce que c’est que cette espèce de voile ; elles servent lorsqu’il fait beau temps à augmenter la surface de voilure exposée au vent ; elles s’établissent sur les bouts-dehors qui sont des espèces de rallonges de vergues.

On a choisi un endroit du pont un peu sec, on l’a étalée à cette place, les hommes se sont couchés dessus et l’ont repliée de façon à en faire une couverture.

Grâce à cette installation, ils ont passé leur quart très tranquillement abrités contre le froid et l’eau, dormant presque comme dans un lit.

Les pauvres diables méritent bien qu’on cherche à leur éviter autant de misères que l’on peut, car ce sont réellement de bien braves gens pour la plupart.

Du reste leur métier est déjà bien dur ; et je répète ici ce que je vous ai dit, il faut réellement du courage et de la patience pour être matelot.

Notre équipage se compose surtout de Bretons ; ce sont, des marins français, les plus durs à la fatigue, les meilleurs serviteurs.

Les officiers de quart, sauf l’un d’eux le Vicomte de Beaumont, font généralement ce qu’ils peuvent pour leur éviter les fatigues surtout celles de nuit ; quelques fois on envoie une partie de la bordée de quart dans la batterie, à l’abri.

Quoiqu’il ne fasse pas bien froid, les noirs que nous avons à bord sont presque gelés ; j’en ai vu un qui cherchant un abri est allé se loger avec les cochons sous la chaloupe.

Voilà à quoi ils en sont réduits ; ils ont deux femmes avec eux et plusieurs enfants ; tous sont couverts de vermine quelques-uns mêmes ont la gale ; et pourtant c’est là le fruit de la colonisation européenne.

On dit que l’on porte la civilisation sur les terres lointaines ; il faut interpréter ce beau langage de cette façon ; on voit des blancs aller gagner de l’argent de n’importe quelle manière ; ils arrivent dans des pays, je parle de la mer des Indes, où ils trouvent des indigènes contents de peu généralement, ayant leurs lois, leurs chefs, leur religion, parmi lesquels on estime le plus honnête (il est vrai qu’en Europe on ne le fait pas quelque fois).

Que font-ils de ces malheureux auxquels souvent on pourrait apprendre bien des bonnes choses empruntées aux mœurs européennes, ils commencent par les abrutir, et alors ils déclarent que ce sont des bêtes et qu’on n’en peut rien faire.

Ces gens-là vivant de peu, travaillaient peu ; ils déclarent que ce sont des paresseux et qu’il faut les forcer à travailler.

Si on dit à ces colons que cet argent qu’ils gagnent à la sueur du front des autres n’est pas en matière de morale des plus honnêtes, ils s’étonnent fort et répondent que si le gouvernement veut des colonies il faut absolument des esclaves.

 

10 septembre 1863

 

Nos journées de calme ont eu leur ample compensation, depuis trois ou quatre jours nous faisons belle route avec le meilleur temps du monde. La frégate file dix nœuds quelque fois même onze, elle est allée jusqu’à douze nœuds.

Nous avons une température moyenne qui me rappelle assez bien le climat de Lunéville à cette saison ci même.

Il m’est arrivé plusieurs fois de m’apercevoir que le mois de septembre actuel était le premier de son nom pendant lequel je ne passerai pas quelques jours avec vous ; c’était le mois des vacances ; on allait souper à Sauvageon (d’heureuse mémoire), pêcher les goujons de la Mortagne ; je donnerais bien ce qu’on me demanderait pour pouvoir en faire autant dans un an.

Je raconte tout cela à Monsieur Pottier car c’est mon confident, il connaîtra bientôt Lunéville et ses habitants aussi bien que moi.

Quand on vit de souvenirs comme on ne tarde pas à le faire dans le courant d’une traversée, on est heureux de trouver un cœur qui vous comprenne et qui aime à vous entendre. Plus que jamais, je suis décidé à le suivre partout où il plaira à son oncle Monsieur Longueville de m’embarquer avec lui ; j’y gagnerai sous tous les rapports, il faut vous dire en passant que la question d’avancement ne m’a pas inquiété beaucoup, et que je ne la comprends pas dans ce mot sous tous les rapports.

 

1er Octobre 1863

 

Il y a bien longtemps que nous n’avons causé ensemble ; le mois de septembre vient de finir emportant avec lui des anniversaires importants pour nous ; Paul a eu vingt-quatre ans, il y a onze ans que grand-mère est morte ; Paul a maintenant sept ans de service et il y a sept ans que je vous ai quitté.

La route inventée par le Commandant par le 32ème degré de latitude Sud n’était pas la meilleure, vers le 12 septembre les vents de Nord nous ayant quittés, le calme et les brises folles nous sont revenus et bon gré mal gré il a fallu descendre.

Arrivés par le 39ème nous avons eu des brises d’Ouest bien rondes et bien établies et elles nous ont fait faire les belles journées que vous voyez marquées au sud de l’Australie.

Le Commandant depuis notre départ avait parlé de nous faire passer dans le détroit de Bass, c’est à dire entre l’Australie et la Tasmanie.

Jusqu’à ce jour les deux frégates l’Isis et l’Iphigénie, qui ont fait plusieurs fois déjà les traversées que nous faisons, n’ont pas osé s’engager entre ces terres ou bien n’ont pas jugé qu’il fut avantageux de le faire.

Le 29 novembre à onze heures et demie du soir nous donnions dans l’entrée du détroit, nous portions peu de toile car il ventait frais, la mer était grosse.

Jusque-là le passage n’avait rien de bien amusant, pour le Commandant, l’officier des montres et moi qui avions passé la soirée à veiller les terres et les phares.

Le lendemain matin le temps s’embellit tout d’un coup, la mer resserrée entre les terres était beaucoup plus belle, le soleil eut la bonté de venir nous réchauffer et nous égayer.

À midi nous venions d’avoir de bonnes observations, notre point était marqué sur la carte ; et d’après notre position, nous ne devions pas tarder à apercevoir les terres qui rendent la sortie un peu plus difficile que l’entrée.

Nous avions toutes voiles dehors, à midi et demie la vigie annonça la terre.

À partir de ce moment jusqu’à quatre heures du soir, à des intervalles à peu près égaux et d’une demie heure chacun on découvrit un nouvel îlot, une nouvelle roche.

La mer était très belle, nous allions de l’un à l’autre dessinant prenant des relèvements, nous réchauffant aux rayons du soleil que depuis quinze jours nous n’avions pas trouvé aussi sociable.

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À six heures et demie du soir nous avions doublé la dernière île et nous entrions dans le grand océan Pacifique. Jusqu’à présent nous le trouvons très bien nommé ; comme nous avons été un peu secoués du 20 septembre au 30 novembre nous apprécions à sa juste valeur les bienfaits d’une belle mer et d’un beau temps.

Les terres que nous avons vues n’en sont pas (hein ! le farceur) ce sont des rochers rudes, tristes, très élevés, inhabités.

Cependant les Anglais y ont construit quelques phares très bien placés pour guider les navires la nuit par la lumière que projettent leurs appareils et le jour par la couleur des tours qui les supportent, il y en a un qui est visible à douze lieues marines.

À eux le pompon pour tout ce qui est navigation et marine ; ils méritent mieux que nous l’empire des mers qu’ils possèdent car ils sont capables et dignes de l’avoir.

L’Angleterre est la nation maritime ; en France il y a des marins sans doute et même d’aussi bons que chez eux ; chez nos voisins tout le monde l’est un peu, tous s’intéressent à la marine et de guerre et de commerce du pays ; en France on ne sait pas ce que c’est, aussi quel intérêt y porte-t-on !

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