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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 15

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16 août 1863

 

Toujours au même mouillage ;

le Commandant se plaît si bien chez des amis chez lesquels il est installé avec son chien et son domestique qu’il nous a oublié complètement.

Quoique nous nous trouvions sur une rade où le manque d’abri nous expose à être forcés d’appareiller si la brise force, il ne s’occupe pas de nous ;

depuis le 3ème jour où nous avons mouillé en revenant de Madagascar, il est venu une fois à bord.

Nos malheureux passagers perdent ici un temps précieux.

Au lieu d’arriver en Calédonie pour le commencement de l’été, époque où ils pourraient encore semer et préparer une récolte, ils arriveront à la fin de cette saison.

Sans compter que partis tous dans l’espoir de rester quatre mois en mer ils y resteront neuf mois.

Nous en avons qui, faute de vêtements, iront bientôt à peu près nus.

Ah, vieux garçon, vieil égoïste !

Je ne suis plus étonné qu’il ne soit jamais passé Capitaine de vaisseau si c’est ainsi qu’il s’est acquitté des missions dont on l’avait chargé.

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Deux coqs vivaient en paix, survint une poule, dit Lafontaine, c’est l’histoire des habitants de la Sibylle.

Les passagères gâtées par les bontés qu’on a eues pour elles et dont presque toutes étaient indignes, ont su mettre le désarroi à bord ;

quelques nigauds se sont mis à papillonner autour d’elles.

Leur assiduité leur ont donné une fort haute idée d’elles-mêmes; elles ont pris un si bon pied que maintenant ces dames commandent et donnent leurs ordres soutenues par un ou deux officiers qui oubliant toute dignité se sont compromis devant l’équipage au point de les recevoir chez eux.

Elles vont jusqu’à insulter des maîtres et refusent de leur obéir.

Ce n’est pas tout, la discorde est venue rompre la bonne harmonie qui régnait au carré et au poste ;

querelles, duels mêmes, on n’entend plus parler que d’histoires plus bêtes les unes que les autres.

Heureusement pour moi, j’ai toujours pris « les pas grand‘choses » que nous avions à bord pour ce qu’elles étaient et comme mon service ne me mettait pas en rapport avec elles je les ai laissées complètement de côté, j’y ai gagné deux choses :

de la tranquillité d’abord et ensuite le respect de ces dames.

 

20 aout 1863

 

Le temps passe bien lentement ;

nous avons beau faire des corvées interminables, les jours se suivent et se ressemblent.

En ce moment notre équipage est occupé à faire des balais.

Tous les jours on envoie le quart de l’équipage à deux heures de marche de St Denis et dans la montagne, on a soin d’envoyer un aspirant de corvée avec ces marchands de balais ;

on part de grand matin et on revient le soir.

Pour mon compte, j’y suis déjà allé deux fois ;

la première, j’ai eu les jambes coupées en quatre toute la journée du lendemain tant j’avais perdu l’habitude de marcher ; la seconde j’y étais fait.

On dirait que la frégate charge du balai tant on en a déjà coupé.

 

Une autre occupation pour l’équipage consiste à aller chercher du sable pour le briquage du pont.

Nos hommes qui depuis cinq mois n’ont pas eu de permissions, et qui ont été payés dernièrement profitent de ces promenades pour récupérer un peu le temps perdu ;

privés depuis longtemps de toutes choses, ils sont tout de suite abattus par la boisson ; on ramène à bord la moitié de la corvée dans les vignes du Seigneur.

C’est tellement excusable d’après les raisons que je vous citais qu’on ferme les yeux et qu’on fait semblant de n’y rien voir.

Du reste nous n’avons pas de mauvais drôle dans notre équipage, deux ou trois seulement ont fait des sottises à terre, encore étaient-elles pardonnables jusqu’à un certain point.

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Nous prenons ici trente-trois passagers nouveaux pour la Nouvelle-Calédonie ;

nous avons embarqué huit matelots ayant appartenu à la goélette de l’État, la Perle[1] qui a fait naufrage aux Seychelles. Je ne sais si je vous ai dit dans quelles circonstances :

après une forte brise le calme s’est fait, mais il restait une grosse houle ; elle se trouvait près de terre et elle était portée sur une bande de coraux entourant la plus au Sud de l’archipel.

Le capitaine qui est un homme qui n’a pas froid aux yeux a mouillé, mais ses chaînes ayant cassé, il ne lui est plus resté qu’une chose à faire, il a essayé de faire remorquer son navire par ses embarcations, elles n’ont pas suffi et la Perle est venue insensiblement se jeter sur les coraux.

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​La Perle, qui s’échoua sur l'île Plate aux Seychelles, en portant secours à un navire.

Elle sera abandonnée par son équipage qui sera recueilli par le Lynx.

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Tout le monde a été sauvé ; la coque seule est restée sur les récifs, tout ce qui pouvait être décloué, détaché a été ramené à Bourbon.

Le capitaine est un marin fort distingué, il a obtenu une décoration et une arme d’honneur de la reine d’Angleterre pour avoir sauvé avec le même navire l’équipage d’un trois-mâts anglais qui était sur le point de sombrer dans un coup de vent au Cap de Bonne Espérance.

C’est un Lieutenant de vaisseau nommé Offret[2] ; son navire et lui avaient dans ces mers-ci une grande réputation ;

après le fameux ouragan de février un des plus terribles qu’on ait vu de longue date, il a recueilli en mer deux ou trois équipages qui avaient été forcés d’abandonner leurs navires.

Il est rentré en France pour passer conseil de guerre.

Il est probable qu’il sera acquitté fort honorablement.

Nous avons encore un petit français de plus depuis trois jours ;

le Gouverneur de la Calédonie ne s’attend pas à recevoir tout le monde que nous allons lui porter.

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Le 15 août a été assez triste pour nous ; les fêtes à terre l’ont été aussi.

Le Te Deum ressemblait à tout ce que l’on voudra, le Cortège du Gouverneur à une vraie mascarade.

Il n’y a eu de réception chez personne ; en fait d’illuminations il n’y avait que deux ou trois maisons éclairées.

À bord nous avons fait des frais, la vieille Sibylle a montré qu’elle avait des dents ;

quoique n’ayant que 4 canons elle a fait deux salves de vingt et un coups ;

elle a hissé son grand pavois ; et les matelots ont eu une double ration et une journée de solde ;

on a joué au loto et dansé toute la soirée.

Le Gouverneur aurait pu se fendre d’une soirée pour ce jour-là ;

mais, quoique ce soit un Capitaine de vaisseau, c’est un pingre et un être nul et immoral.

On mettrait une bûche à sa place qu’elle serait aussi bien remplie, peut-être mieux, car elle ne donnerait pas le mauvais exemple.

Il est à peu près détesté dans la colonie, les « tiatias [3]» ne peuvent pas le sentir.

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Quant à ceux-ci et je veux parler des habitants en général, c’est une assez vilaine race ;

on ne connaît ici que sucre et argent ; le plus riche et le plus cafard est le plus considéré pourvu qu’il soit blanc ;

tout ce qui est noir, tout ce qui a du sang noir dans les veines est mis au rang de la brute et on entend dire partout que l’émancipation des noirs est une grande faute.

Du reste il faut bien vous persuader que ceux-ci ne sont libres que de nom ;

les colons ont encore des troupeaux d’esclaves qu’on achète et qu’on vend tout comme par le passé avec quelques formalités de plus seulement.

Le Créole c'est-à-dire le « tiatia » est la fierté même, dès qu’il a quelques centaines de francs de rente, il se donne le titre de comte de n’importe quoi et dès lors il devient un des hommes importants de la colonie.

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Nous attendons la malle avant de partir.

Pour donner un prétexte raisonnable à notre longue relâche, le Commandant dit qu’il ne veut pas partir sans savoir si la paix générale est maintenue en Europe.

Il a fait dernièrement l’effort suprême de venir à bord pour assister à la réunion du conseil de guerre appelé à juger un matelot qui avait volé Monsieur Pottier.

Mais aussitôt le jugement rendu il s’est sauvé et bien vite.

Je ne sais pas trop quand nous rentrerons en France ;

de mauvais farceurs prétendent que nous ne la reverrons plus parce que le Commandant a envie pour rester toujours ici, de vendre la frégate à qui voudra l’acheter et l’équipage comme esclaves.

On est sans nouvelles importantes de Madagascar, l’Hermione est toujours à Tamatave avec les trois avisos :

le Lynx, le Surcouf, le Curieux.

La corvette la Licorne en réparation à Maurice va aller les retrouver.

Un navire de commerce venu de la Grande terre, dit qu’on est à parlementer des deux parts.

On ne sait pas au juste à quoi s’en tenir ; les Howas[4] sont perfides ;

du reste les Anglais travaillent avec eux contre nous, et ce sont des bougres qui voient clairs.

Ils ont envoyé à Tamatave une corvette de dix canons, l’Ariel.

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Cette lettre partira le 7 septembre et vous arrivera dans le commencement d’octobre, nous serons près de Sydney. Je me réjouis de voir cette ville et l’Australie, on nous promet monts et merveilles ;

ce qui ne manque pas d’intérêt c’est que nous serons mouillés dans une charmante petite rade, tout près de terre et dans une eau toujours parfaitement calme.

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Ariel, Corvette devenue Aviso à hélice de 2ème classe – 1849-1873

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[1] La Perle, voir illustration

[2] Lieutenant Offret, rayé des cadres de la Marine en 1864

[3] Les Créoles

[4] Une des nombreuses tribus qui peuplent la Grande Île de Madagascar

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