top of page

Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

Journal de bord de Charles Antoine.jpg
bibi 2.jpg

Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 10

​

​

17 mai

 

Aujourd’hui à midi nous avons mouillé en rade de Simon’s Bay ;

toute la nuit nous étions restés en calme en vue d’un phare qui se trouve à l’extrémité du Cap de Bonne Espérance.

 

Au jour la brise s’est levée et nous sommes arrivés tout doucement ; la terre est très haute, triste, je dirai même qu’elle paraît désolée ;

au bas d’une colline assez élevée et dans un coin parfaitement abrité se trouve Simon’s town (ville de Simon).

 

C’est un affreux petit trou qui a cependant le mérite de paraître propre ; la plus belle partie de la ville, puisqu’on l’appelle ainsi est le logis de l’amiral ;

de la rade ça a un aspect charmant.

 

En Angleterre, lorsqu’on envoie un amiral commander une station, on l’autorise à quitter le navire qu’il est sensé monter et à vivre à terre.

 

Lorsque son navire a une excursion à faire il se rembarque et retourne à terre quand il revient au point central de sa station.

Nous avons donc trouvé ici la frégate à vapeur de cinquante canons la Narcisse[1] portant pavillon de Contre-amiral[2] et celui-ci demeurant à terre à quelques centaines de mètres de la frégate.

 

Dès que nous eûmes mouillé, une embarcation se détacha d’un navire russe mouillé devant nous.

Un officier en grande tenue vint souhaiter la bienvenue à notre commandant, quelques instants après c’était au tour d’un officier anglais, un jeune lieutenant de vaisseau qui bien certainement n’a pas trente ans.

Il était accompagné d’un midshipman aussi très frais et très rose.

Ce malheureux petit jeune homme avait l’air perdu à bord, j’ai eu un instant l’envie d’aller lui tenir compagnie.

 

En entrant dans la rade nous avons rencontré le navire français le D’Entrecasteaux partant pour la Cochinchine.

Nous avons échangé avec les officiers de conviviales politesses.

On attend ici 4 ou 5 autres navires de guerre français dont l’un de Chine ;

c’est le consul qui nous a annoncé ces arrivées prochaines, il était venu faire ses adieux au D’Entrecasteaux quand nous voyant arriver il s’est décidé à rester, avant même que nous n’ayons mouillé il était à bord ;

il se nomme Marion, il nous a annoncé qu’il avait reçu des lettres pour nous, Dieu veuille qu’il y en ait pour moi,

je serai bien peiné si demain je ne voyais rien pour moi.

​

D'entrecastreaux.jpg

 

D’Entrecasteaux,

Coque bois et fer (procédé Arman, Bordeaux), gréé trois-mâts carré.

Propulsion : hélice, voilure. 1856-1886.

Départ de France pour l'Annam où il sera offert à l'empereur en 1876.

Encore à flot en 1884 pendant la guerre du Tonkin, mais inutilisable.

 

Le 20 mai 1863

​

À Bord de la Sibylle, au mouillage de Simon’s Bay (Cap de Bonne Espérance)

 

Nous sommes arrivés en bonne santé et au complet dimanche 17 mai après deux mois de mer ;

notre traversée depuis Palmas a été assez heureuse, nous avons eu quelques jours de calme et deux ou trois jours de mauvais temps ;

ceux-là exceptés, les autres ont été beaux.

 

Si les affranchissements[3] dans ce coquin de pays ne coûtaient pas si cher je vous enverrais mon journal, soyez tranquilles vous ne perdez rien pour attendre, vous l’aurez un peu plus tard je vous l’enverrai de Bourbon.

J’ai reçu une lettre de vous le lendemain de mon arrivée, vous dire tout le plaisir qu’elle m’a fait serait difficile, Paul lui aussi m’a donné de ses nouvelles, j’ai passé une après-midi bien heureuse.

Quant à votre lettre de Ténériffe je ne l’ai pas reçue.

 

Simon Town est un très petit endroit, on y trouve peu de choses, il faut tout faire revenir de Cap-town qui est une ville immense et pleine de ressources.

La côte est généralement très haute nue et brûlée ou encore sablonneuse.

La baie de Simon est parfaitement abritée, quelquefois cependant les navires y ont cassé les chaînes de leurs ancres ; elle est pleine de poissons on en prend beaucoup de très gros et de très bons.

Nous avons trouvé au mouillage une frégate amiral anglaise « The Narcissius », les midships de cette frégate sont de forts gentils garçons, nous sommes allés leur faire une visite, hier soir ils sont venus boire le punch et danser avec nous ; ils étaient « très beaucoup contents » ; ce sont de jeunes gens très bien élevés, j’ai fait la connaissance de l’un d’eux qui parle assez bien le français.

C’est un jeune noble the « honourable Mister Cecil Cavofan ».

 

Nous sommes invités à assister à une soirée musicale qui sera donnée jeudi par le directeur du port.

Nous allons rester ici une dizaine de jours, quand nous nous serons refaits, quand nous aurons embarqué nos vivres nous partirons pour Bourbon.

J’y serai enchanté d’y trouver les cent fr. que papa m’adresse, je le remercie beaucoup, cette petite somme fera très bien dans ma bourse qui eût pu être singulièrement plate.

Quand nous y arriverons je vous expédierai un croquis de notre traversée et mon journal, vous aurez de quoi vous amuser, j’y joindrai quelques dessins explicatifs.

Peut-être pourrai-je vous adresser un dessin très fidèle de la frégate, sa photographie.

​

Hottentots - Cafres.jpg

 

24 mai

 

Heureusement j’ai reçu votre lettre, celle que vous recevrez peu de temps avant la présente vous dira combien j’ai été heureux.

 

Notre séjour à Simon ‘s Bay est très agréable, nous avons reçu les aspirants anglais, ils sont venus danser avec nous et prendre le punch ;

le lendemain l’Etat-major est allé en soirée chez le directeur de l’arsenal ;

le surlendemain nous avons été invités par les aspirants anglais, ces gaillards nous ont fichu un plumet[4], pour la première fois de ma vie j’ai été un peu plus que gai sans cependant être en ribote ;

je riais comme un fou, je faisais des déclarations d’amour aux officiers, j’ai dit à l’officier en second qu’il avait une bonne tête, que c’était un brave homme et que je l’aimais beaucoup.

Avant-hier la frégate française la Renommée[5] armée en guerre et revenant de Chine a mouillé sur rade très près de nous, nous avons été heureux de voir des français et aussi de voir le pavillon national en compagnie d’une cinquantaine de canons ;

quoique je sois sur une vraie gabarre je ne suis pas encore devenu tout à fait marin marchand j’aime encore le côté militaire de notre métier.

 

Presque tous les jours nous allons faire des promenades à terre.

Quoique la côte ne soit pas belle nous sommes cependant bien contents de voir quelque chose qui ressemble à la campagne.

La ville de Simon’s town est très petite, elle se compose de l’arsenal anglais, de cinq églises, vous savez qu’il y en a autant que de sectes et elles sont innombrables dans le protestantisme, et d’une trentaine de maisons habitées par des commerçants ou les employés du gouvernement anglais.

On trouve ici des vivres frais, du vin du Cap à assez bon compte ; le charbon est hors de prix, il coûte plus cher que le pain.

Nous faisons nos approvisionnements ici car il paraît que Bourbon a été ravagé par un ouragan et que nous n’y aurions rien qu’au poids de l’or.

Les habitants sont anglais ou Hollandais ; les indigènes, les Hottentots[6] sont aussi laids que des singes.

 

Eux aussi gagnent leur vie en travaillant pour les marins des navires qui viennent relâcher à Simon ‘s Bay, ils lavent le linge, je pense qu’ils doivent faire leur profit, pour mon compte j’ai eu vingt-cinq francs à leur donner, c’est à raison de trois shellings[7] la douzaine de chemises, un shelling vaut vingt-cinq sous.

Ceux des indigènes qui ne trafiquent pas avec les étrangers pêchent ; la baie de Simon’s town est très poissonneuse, et de plus elle possède un poisson qu’on appelle Crapaud de mer[8] qui est un poison violent, on le prend très facilement, il est très vorace et se jette sur les lignes, ceux qui ne sont pas prévenus et qui en mangent ne vivent pas six heures.

L’administration pour prévenir les accidents fait prévenir à bord de chacun des navires qui arrivent, alors on en fait prendre un immédiatement et on le cloue au pied du grand mât avec un écriteau.

 

La Sibylle a vu naître dernièrement un petit français, une de nos passagères a accouché à bord ; notre officier d’administration a servi d’officier de l’état civil, notre chirurgien major a rempli les fonctions de sage-femme.

Mon officier des montres a fait l’acquisition d’un singe, mon camarade s’appelle Jaik il est très laid et méchant, je lui apprendrai à observer et à faire le point.

 

Le gouverneur de la colonie qui demeure à Cap Town (town est anglais et signifie ville[9]) a envoyé au commandant une lettre d’invitation pour lui et son état-major au bal qu’il va donner le 26 mai pour l’anniversaire de la naissance de la reine Victoria[10].

Je n’aurais pas mieux demandé d’y aller, mais cela eut coûté trop cher pour faire le voyage d’aller et retour et séjourner quarante-huit heures au Cap, il faut, dit-on, une centaine de francs, somme que je ne suis pas en état de dépenser et que je regretterais si je la voyais filer en si peu de temps.

​

Charles Félix Edgar de Courthille.jpg

Charles Félix Edgard de Courthille

​

25 mai

 

Nos soirées continuent à être aussi gaies que par le passé, hier soir les aspirants de la Renommée sont venus nous voir et ce soir nous allons danser chez eux ;

ils ont tous des têtes de capitaine de frégate, 4 ans de campagne en Chine les ont vieillis ;

ils ont de grandes barbes de patriarches et ne veulent pas croire qu’aussitôt arrivés en France ils vont filer pour le Mexique.

 

L’un d’eux est décoré et se nomme de Courtille[11], le ruban rouge ne fait pas mal du tout sur la redingote d’un midship.

Aussitôt arrivés en France ils passeront leurs examens, passeront aspirants de 1ère classe, le lendemain même seront nommés enseignes, on leur fera un rappel de solde, c'est-à-dire qu’on leur paiera la différence entre les appointements de 2ème classe et ceux de 1ère classe pour deux ans.

 

Je vais fermer ma lettre, c’est la Renommée qui vous la portera.

​

Carte.jpg

 

Dessin de Charles Antoine

 

 

[1] Frégate de second rang, portant 50 canons, comptant environ 430 hommes.

Sera, plus tard, transformée en bâtiment de transport.

[2] Pavillon ou Marques ; de commandement sont hissées en lieu et place de la flamme de guerre, pendant la présence à bord d'une personnalité civile ou militaire exerçant une autorité sur la défense et la marine nationale, d'un officier général de marine, d'un capitaine de vaisseau, de frégate ou de corvette, chef de division, exerçant le commandement d'une force navale. Les marques honorifiques sont hissées pendant la présence à bord d'une personnalité politique ou civile n'ayant pas autorité sur la défense nationale, ou d'un officier général n'exerçant pas d'autorité sur la marine nationale.

[3] Jusqu’au 31 décembre 1862, la poste appliquait le même tarif pour une lettre locale affranchie comme pour une lettre en port dû.

Les lettres en port dû étaient donc majoritaires.

Au 1er janvier 1863, l’Administration met en place la prime à l’affranchissement qu’elle avait mis en place 8 ans plus tôt pour le port territorial.

La grille de poids évolue aussi.

Ainsi, au 1er janvier, une lettre de moins de 10 g circulant dans la même Circonscription Postale pouvait être affranchie à 10 c ou être envoyée en port dû pour 15 c.

[4] Avoir son coup de plumet :

Par analogie avec le pompon l'ornement de tête ayant la valeur symbolique d'ivresse légère.

[5] Renommée, Frégate voile et hélice de 40 canons.

1868 ; convertie en transport à vapeur.

1871-72 ; convertie en hôpital pour les insurgés de la Commune à Brest.

1873-75 ; Navire école « à la mer » en remplacement du Jean-Bart.

1882-97 ; Bâtiment Amiral en Penfeld.

Démolition en 1898

[6] Appellation de l’époque pour les membres d’un peuple pasteur et nomade de l'Afrique du Sud-Ouest.

[7] Shelling ou schilling est une unité monétaire utilisée dans divers pays.

Le mot shilling vient du vieil anglais scilling ou scylling et fut utilisé comme traduction du Latin Solidus.

L'adaptation française chelin était aussi employée en vieux français.

[8] Appelé aussi Rascasse, les nageoires dorsales ont des piquants très venimeux.

[9] Note de Charles Antoine.

[10] La Reine Victoria qui est née le 24 mai 1819.

[11] Charles Félix Edgar de Courthille.

Né le 7 janvier 1840 à DUSSAC - Dordogne) –

Décédé le 4 juin 1903 à bord du "MASSÉNA" en rade de LA PALLICE (Charente Maritime).

Affecté à l'État-major du Contre-amiral Auguste PROTET, il est blessé le 17 mai 1862, à NEKIAO.

À 22 ans, il est décoré Chevalier de la Légion d'Honneur.

Vice-amiral le 8 février 1899 ;

Membre du Conseil des travaux de la Marine,

Préfet maritime du 2ème arrondissement à BREST en janvier 1901.

Grand Officier de la Légion d'Honneur le 30 décembre 1901.

​

bottom of page