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Fenêtres sur le passé

1942

Brestois d'hier par François Ménez

 

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Source : La Dépêche de Brest 24 décembre 1942

 

Nous formulions le vœu, il y a quelques semaines, que Quimper, ville au passé dormant, gardât aussi fidèlement que possible, à travers une époque et des circonstances peu propices au recueillement, ce visage d'autrefois qui constitue le meilleur élément de son attrait.

Brest, par contre, est de toutes les villes bretonnes celle qui sortira de cette tourmente le plus profondément bouleversée.

 

J'ai revu, l'été dernier, certains de ses quartiers qui, par leur pittoresque vieillot, étaient particulièrement chers aux romanciers et aux artistes.

Que demeure-t-il de leurs maisons aux façades lépreuses, hérissées de cartahus, de leurs escaliers rayés de jeux de marelle, de leurs rues grimpantes donnant sur la grisaille du mur d'enceinte ou d'une porte d'arsenal, de leurs petites auberges à matelots où se perpétuait le souvenir d'une marine morte, celle de la navigation à voile et des chansons de bord ?

Le vieux Brest - Attention à la peinture.jpg

Des quartiers neufs, pourvus des aménagements de l'hygiène et du confort le plus modernes, se dresseront, un jour prochain, ou qu'il faut espérer tel, sur l’emplacement des vieux logis sordides, qu'il fallait n'habiter point pour en apprécier le pittoresque.

Sans doute, les habitants de ces maisons neuves y gagneront.

Qu'il nous soit permis d'accorder cependant un regret à ces visages du vieux Brest que nous aimions et que nous ne retrouverons plus.

Ils sont liés, d'une façon si étroite, à nos émotions et à nos souvenirs !

 

Mais ce n'est pas seulement cet aspect extérieur de Brest que la guerre en cours aura bouleversé et renouvelé ; c'est la population elle-même qui risque de ne point présenter, après cette épreuve, les caractères que nous lui connaissions et la rendaient si différente, par ce qu'elle avait de profondément original, de celle de toute autre ville maritime.

 

Toute une génération, rappelant le Brest d'autrefois dont elle continue les traditions, des très longues campagnes et des derniers vaisseaux en bois, aura, dans ces années tragiques eu le temps de disparaître, emportant avec elle des façons de penser et de vivre, un lot de sentiments, d'aspirations, de chansons, de préjugés et d'habitudes qui nous étaient familiers et que répudieront les Brestois de demain.

Le vieux Brest qui disparait.jpg

Beaucoup de vieux Brestois sont morts, dans les bourgades de leur exil, ou bien, repris au tran-tran de l'existence villageoise qui fut en bien des cas celle de leur enfance, ne voudront pas revenir.

Ainsi laisseront-ils place à des générations montantes et à des alluvions nouvelles d'immigrants venus de tous les coins de la Bretagne et du monde.

 

Ce vieux monde qui va mourir, j'ai tout au moins la satisfaction de l'avoir connu d'assez près, ce monde, contemporain de l'amiral Guépratte et de la comtesse de Rodellec, qui dans dix ans, risquera de nous paraître aussi lointain qu'à ceux d'hier l'époque évoquée par Créach, du deuxième Empire et de l'amiral de Gueydon.

Je l’ai connu, avec ses qualités et ses travers, les unes et les autres attachants, attachants, c'est le même qu'ont représenté, avec une malice pleine de tendresse, ceux qui, pour en être issus, l'ont encore mieux aimé :

Catherine Beauchamp, dans sa peinture du port si sincère et si savoureuse ;

Péron, dans ses dessins qui, ornant l'histoire ou l'anthologie brestoises, l'une et l'autre à écrire, y prendront la valeur de documents humains.

Le vieux Brest - Le premier pont national et tournant.jpg

Et c'était dans un quartier de la ville haute où les particularismes du port se sont mieux qu'ailleurs gardés,

entre le « champ de Botorel », où prennent tour à tour place les promotionnaires de Kerfautras, et le long mur, d'où dépassent deux têtes de palmiers étiques, du couvent gris de l'Adoration.

 

Il y avait là, assez curieusement réunis, tous les types du Brestois d'avant-guerre que le littérateur et le caricaturiste ont représenté ;

l'ancêtre de la marine à voiles, presque centenaire, mais entretenu par le boujaron ;

le retraité à pliant et à pèlerine « passant son temps à remâcher des souvenirs et à mettre des bateaux en bouteille » ;

le second-maître en « tricot de combat », passant ses permissions de vingt-quatre heures à briquer le plancher dans sa propre maison.

Et l'ouvrier de ville :

Le garçon-perruquier, commis de M. Tondu, qui, aux réunions de nouvel an, poursuivies jusqu'en mars, poussait avantageusement la romance, entre le pain de Gênes de chez Poirier et le petit verre de rincette.

Et le maître-commis qui, bourré de chiffres et de nourriture, s'endormait au cinéma et ronflait doucement, dès le documentaire...

 

Ce que le Brest de ce temps-là me rappelle aussi, ce sont les parties de loto, en famille, avec la double joie qu’elles procuraient :

de faire quine et de saluer, des exclamations traditionnelles, la sortie du sac des numéros :

— Un, Pineau, marchand d'ancres et de parapluies ;

deux : petits coups, ma bonne ;

trois : les oreilles du chat ;

quatre : à quatre pattes sous les hamacs, plaisir des galoubets...

 

Petites joies, dira-t-on, mais qui en valaient d'autres, et qui rappellent un temps, prosaïque seulement en apparence, dont la monotonie quotidienne se relevait de l'héroïsme de la mer.

Pierre Péron - Exercice de défense.jpg
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