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Fenêtres sur le passé

1941

La fête du cochon à Ouessant

1941 - La fête du cochon à Ouessant.jpg

 

Source : La Dépêche de Brest 26 août 1941

 

Auteur : Jean Guibal

 

Ouessant est si riche de poésie qu'il est difficile d'écrire sur elle autre chose qu'un livre passionnel.

Plus on a été imprégné de l'atmosphère ouessantine et moins on est précis quand on s'efforce de dépeindre ce pays, tant il est vrai que Ouessant est devenue pour l'auteur un stimulant, une enivrante occasion de s'abandonner

à son rêve individuel, et de représenter son âme sous prétexte de tracer les contours de cette terre ensorceleuse.

Kellermann, Savignon et Le Braz ont été à tel point exaltés par Ouessant qu'ils se sont plutôt attachés

à nous faire sentir leur exaltation qu'à nous laisser un tableau exact de l’île et de ses insulaires.

Exaltation d'instincts violents chez Savignon et Kellermann, qui étaient des exaspérés ;

exaltation de voluptueuse sérénité chez Le Braz lorsqu'il composa Le sang de la Sirène.

Quant à Marie Le Franc, c'est la notion même d'insularité à l'état pur qu'elle nous a fournie

en allégeant l'île de toutes caractéristiques particulières.

Ce qu'il y a de nouveau dans Images ouessantines

de Michel Geistdoerfer, tout conquis qu'il ait été par l'originalité du lieu, fréquenté par lui pendant des années et cela plusieurs mois de suite, c'est qu'il a cherché à ne nous donner que

des notations objectives de faits observés durant

ses brusques cures d'isolement, au sortir des batailles

de la politique (Ed. Rleder, Presses universitaires de France).

Non pas que la poésie en soit exclue, Geistdoerfer transportant partout avec lui son tempérament volcanique,

et c'est par un hymne à la mer que s'achève le petit volume.

Mais ce qu'il a surtout voulu (peut-être précisément parce

qu'il se méfiait de son enthousiasme), c'est nous donner

sur Ouessant un reportage aussi précis qu'il lui était possible,

Michel Geistdoerfer cliché famille Geistdoerfer.jpg

Michel Geistdoerfer

cliché famille Geistdoerfer

un reportage qui ne prendrait pas, comme il dit,

« les rochers pour des cromlechs et des abris de moutons pour des tumulus. »

 

Il y a par exemple des pages très curieuses sur Nène, la femme-marin, qui toute sa vie mena seule son bateau

et qui finit, en 1933, bien qu'un cas comme le sien ne fût pas prévu par les règlements, par obtenir un secours

de la Marine marchande à 72 ans d'âge et après 58 années de navigation.

Autre phénomène non prévu et auquel cette fois l'État ne s'est pas intéressé, quoique la performance relevât encore du domaine maritime :

Les exploits de Jules, le chien de l'Enez-Eussa, que Geistdoerfer nous montre participant à toutes les manœuvres

de son navire.

Un jour, pourtant, Jules n'est pas à son poste ;

c'est —  explique le capitaine très naturellement — parce que Jules est « en bordée »,

fugue qui fait en effet partie des activités d'un marin vraiment endurci.

Un peu plus loin, voilà un remarquable portrait de Miniou,

le patron de la fameuse Louise et qui s'intitulait « roi des îles »

avec une fierté légitime :

N'avait-il pas, lui, à son actif 76 ans de navigation ?

« On eût dit — déclare Geistdoerfer — qu'il avait surpris les secrets des écueils et des courants... »

Un jour de fête, l'évêque s'embarqua à son bord,

tandis que le cortège officiel s'installait sur le Travailleur,

beaucoup plus rapide que la Louise, et à qui l'on avait donné

un pilote de Brest et un capitaine.

Des ordres jurent donnés aux deux bateaux de marcher

à la même vitesse.

Des ordres à Jean-Louis Miniou !

La Louise, avec l'évêque, était arrivée à Lampaul une heure

avant le Travailleur.

On dut blâmer Jean-Louis Miniou.

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Jean Louis Miniou, patron de la Louise

Pour lui, le déshonneur, c'eût été de ne pas arriver le premier... avant le « pilote de Brest ».

 

Mais le chapitre qui m'a paru le plus instructif parce qu'il indique une vieille coutume ouessantine et désormais disparue ou à peu près, c'est celui que Geistdoerfer consacre à la fête du cochon.

Lorsque, dans une famille d'Ouessant on tuait un porc, c'était, comme partout dans les campagnes,

matière à réjouissances entre camarades, mais le repas, à Ouessant, était précédé d'un rite tout à fait spécial.

 

« La nouvelle connue dans le bourg, un ami de la famille allait jusqu’au seuil du bienheureux voisin tout occupé encore à découper l'animal et, devant la porte fermée, déposait un sac d'étoffe ou de dentelle,

souvent de très belle qualité, où était épinglée une lettre plus ou moins plaisante.

Il devait s'être acquitté de sa tâche sans être reconnu.

Aussi, dès qu'il l'avait achevée, il cherchait, soit à fuir, soit à enfermer chez eux les propriétaires de la maison,

mais, le plus souvent, ceux-ci sortaient et le poursuivaient pour le reconnaître et le saisir et c'était dans le village

une course folle, l'inconnu allant, plutôt que d'être découvert, se cacher dans les endroits les plus extraordinaires.

S'il était pris, le maître du cochon l'obligeait à entrer chez lui.

On faisait un repas pantagruélique, mais pour celui qui avait apporté le sac, ce banquet était une humiliation, puisque, en définitive, c'était « en vaincu » qu’il y prenait part.

Aujourd'hui, cette cérémonie s'est un peu simplifiée ;

la dureté des temps en est la cause.

Autrefois, le sac qu'on offrait avait une grande valeur ;

il était fait de tissus souvent les plus riches,

rapportés d'Extrême-Orient ;

on y ajoutait d'énormes flots de rubans de toutes les couleurs ;

il était d'usage de rendre ce sac à celui qui l'avait déposé lorsqu'on arrivait à le découvrir, mais on le gardait dans le cas contraire.

Cet objet de prix a été de nos jours remplacé par un branchage

où l'on accroche des sacs de bonbons comme à un arbre de Noël et auprès duquel on place des bouteilles de vin.

 

Je me souviens que, vers 1912, un officier ayant appartenu

à un détachement du 19e, alors en garnison à Ouessant,

m'avait déjà parlé de cette étrange coutume ouessantine,

mais en des termes un peu différents.

Geistdoerfer, qui n'a pas constaté lui-même l'existence de cette coutume, la rapporte d'après des traditions dejà anciennes

qui lui avaient été signalées par des Ouessantins.

D'après ce que m'avait dit l'officier du 19e, la remise secrète

d'un cadeau n'était déjà plus pratiquée en 1912 ;

il n'en subsistait plus que certains vestiges

qu'il m'avait ainsi énumérés :

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« Lorsqu'on est invité à la fête du cochon, il faut — m'avait-il dit — frapper à la porte avec un caillou puis remettre

un bouquet assez grotesque, agrémenté de vers satiriques que l'on est tenu de réciter ensuite à voix haute,

certains de ces vers étant parfois très méchants.

Quelque temps après la fête, celui qui vous a invité vient, à son tour, vous apporter un sac de bonbons

et il est entendu que vous l'invitez à dîner ce jour-là ».

Il serait grand temps de réunir des informations plus complètes

sur cette fête ouessantine du cochon qui a lieu d'ordinaire

peu avant l'hiver ;

ces renseignements jetteraient probablement quelque lumière

sur la coutume du soulier dans la cheminée, coutume que nous associons à la Noël alors que nos arrière-grand-mères l'ignoraient, tout au moins en ce qui concerne Noël.

Dans les régions, en effet, où se pratiquait une coutume analogue, c'est à la célébration de la Saint-Nicolas, le 6 décembre,

qu'elle était liée et n'oublions pas que, depuis le miracle

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des trois enfants ressuscités dans le saloir, des rapports étroits unissent à ce grand saint l'industrie de la boucherie

et de la charcuterie.

Sur les variations qu'ont subies les dates auxquelles les parents remettaient des cadeaux à leurs enfants

et sur les façons diverses de faire parvenir les dits cadeaux, il y aurait tout un livre à écrire.

Ce que nous nommons aujourd'hui cadeaux de Noël ne remonte qu'à une date très récente.

 

Même au temps du « Christmas Carol » de Dickens, en 1843, il n'était encore question en Angleterre

ni d'arbre de Noël ni de cadeaux parvenant mystérieusement aux enfants sages.

Dans les pays où ils étaient distribués, l'intermédiaire était saint Nicolas

(dont le Père Noël a pris aujourd'hui le visage et la barbe tout en le frustrant d'une partie de sa gloire),

à moins que la distribution des jouets n'eût lieu pour le Nouvel an, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier,

ou encore à l'Épiphanie (en souvenir des présents des Mages).

Même aujourd'hui en Italie, ce n'est pas un Père Noël mais une Mère Noël, toute barbouillée de suie,

la Befana (déformation du mot Epiphania), qui apporte aux enfants, pour la Fête des Rois, les joujoux attendus.

C'est seulement depuis moins d'un siècle que toutes

ces répartitions de jouets dispersées sur diverses dates

du commencement ou de la fin de l'année ont tendance

à se concentrer en une seule distribution opérée

pendant la nuit de Noël.

 

Mais tenons-nous en, pour l'instant, à Saint-Nicolas.

Vous vous souvenez que ce saint devenu, pour ce motif, patron des jeunes gens à marier, avait rendu possible le mariage de trois jeunes filles pauvres en jetant discrètement

dans leur chambre par une lucarne trois sacs d'or

qui devaient constituer leur dot.

Il est même dit, dans la légende, que le père, après le jet des deux premiers sacs, s'était caché pour guetter le retour

du mystérieux bienfaiteur et qu'il avait réussi à lui mettre la main au collet pour le contraindre à recevoir ses remerciements.

Les cadeaux de la Saint-Nicolas dans les pays Scandinaves

sont ainsi jetés dans les maisons, soit par des fenêtres ouvertes, soit par des portes entrebâillées.

Chez nous, les cheminées se sont substituées aux portes

et aux fenêtres comme moyens possibles d'introduction

pour les cadeaux, que ceux-ci soient jetés par Saint-Nicolas,

la Befana ou le Père-Noël. 

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Il est probable que, dans le folklore des populations primitives, même ayant ignoré Saint-Nicolas,

on trouverait des exemples de ces générosités subreptices.

Quand c'est dans une île comme Ouessant qu'un cadeau s'offre ainsi par une voie détournée,

la tradition devient extraordinairement précieuse, car, ainsi que dit Anatole Le Braz dans sa préface

du Sang de la Sirène, les îles bretonnes « sont comme des terres cloîtrées.

L'étranger n'y pénètre guère et leurs habitants, par contre, s'en évadent peu,

de sorte que la race s'y maintient dans toute son intégrité. »

En la personne de ce cochon ouessantin, Geistdoerfer a donc, si l'on me permet cette comparaison risquée,

levé un lièvre de belle taille et sur lequel j'aimerais, pour ma part, être plus abondamment documenté.

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