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Fenêtres sur le passé

1940

Cinq fils aux armées
Tréouergat

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Source : La Dépêche de Brest 19 mars 1940

 

Voilà bientôt 78 ans que Jean-Marie Cloâtre naquit à Tréouergat et il y vivrait encore très heureux

n'étaient les tragiques événements qui bouleversent le monde.

 

Pourtant il demeure bien éloigné, lui, de toutes les rumeurs, de toutes les fièvres qui font battre le pouls des cités.

Sa commune s'isole au centre du triangle dont Plouguin, Guipronvel et Lanrivoaré forment les pointes

et l'on y accède par deux chemins étroits et sinueux ou il n'est guère coutume de voir s'engager des inconnus.

 

Songez donc, une commune de 332 habitants dont le bourg se représente au creux d'un vallon par une église,

le presbytère et une maison d'habitation.

Quoi de plus simple, de plus modeste, de plus effacé!

 

La mairie se compose d'une chambre dans cette unique maison.

C'est là que se réunit le conseil municipal pour mener à bien une administration communale

qui n'est pas toujours des plus aisées.

En effet, la valeur du centime n'étant que de 13 fr. 94 il a fallu voter 425 pour assurer le fonctionnement

des services municipaux.

Pauvres services cependant ;

mais ne faut-il pas engager près du quart des ressources soit cent centimes, pour payer,

pendant seulement deux mois de l'année, un cantonnier chargé de la réparation des 3.875 mètres de chemins !

​

Mais, l'importance du pays ne fait pas le bonheur

et Jean-Marie Cloâtre se trouvait fort satisfait dans celui-ci.

À la tête d'une grande ferme de 25 hectares de terre cultivable

il y vivait paisiblement, entre sa femme et ses enfants,

le crépuscule d'une existence toute faite d'un labeur acharné.

 

Ses enfants !

Il en avait eu huit, trois filles et cinq garçons.

Les filles n'avaient point longtemps vécu, mais les cinq gars

sont solides et les sillons qu'ils traçaient savaient être féconds.

La prospérité de la ferme était assurée.

 

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Cependant, l'isolement ne met pas à l'abri des bouleversements du genre de celui que nous subissons.

 

Le 2 septembre, l'aîné des fils, Antoine, 35 ans, devait brusquement quitter les champs,

réunir en hâte un petit baluchon et s'en aller rejoindre son régiment d'affectation.

 

On le vit partir le cœur serré pressentant des événements d’une exceptionnelle gravité.

La soirée se déroula dans une atmosphère pesante à la ferme.

 

Deux jours plus tard, Jean-Louis, 34 ans, et Jaoua, 30 ans, s'en allaient à leur tour vers les dépôts

de deux régiments d'artillerie avant de gagner, eux aussi, la frontière.

 

Il ne restait désormais plus avec les vieux parents que Joseph, 20 ans, qui déjà attendait son ordre d'appel normal.

 

Le quatrième des fils, Jean-Pierre, 27 ans, tenté par des horizons plus vastes et plus divers que ceux de sa commune, s'était engagé depuis trois ans dans un régiment d'infanterie coloniale.

 

Aidé de son jeune fils, Jean-Marie Cloâtre s'efforça de faire face aux travaux les plus urgents de la ferme.

Mais le 29 novembre Joseph devait quitter la maison pour rejoindre le dépôt du 182e régiment d'infanterie.

​

M. Cloâtre qui vient de nous accueillir dans sa ferme d’Enez-Rouz,

à quelques centaines de mètres du clocher de Tréouergat,

nous dit tout cela sur un ton de résignation qui ne peut cependant pas dissimuler le regret de voir la plupart de ses champs demeurer en friche.

Il eut tant voulu que ses fils puissent, à leur retour,

les retrouver en bon état.

 

J’ai tout fait pour que la besogne s'accomplisse, mais il est devenu impossible de trouver la main-d’œuvre nécessaire.

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Mon beau-frère, qui a 60 ans, est bien venu s'efforcer de m'aider mais il est à demi aveugle.

Ma femme, malgré ses 68 ans, eût voulu m'apporter son concours, mais, comme elle vient de subir une opération,

elle est sans force.

J'ai même dû, pour lui éviter les plus durs travaux ménagers, appeler une jeune nièce.

C'est elle d'ailleurs qui écrit à mes fils car, pour ces choses-là, je ne vois plus bien clair.

 

Grâce à l'aide momentanée d'un soldat convalescent et de quelques autres permissionnaires

j'ai pu mettre 3 hectares 1/2 sous blé et deux autres sous avoine.

S'il m'est possible je ferai encore deux hectares de blé noir et un demi hectare d'orge, mais le pourrais-je ?

 

Car il faut aussi s'occuper du bétail.

J'avais sept chevaux ;

je me suis vu contraint d'en vendre deux, la nourriture faisant défaut, et les soins trop fatigants.

Il me reste dix vaches, une ayant été réquisitionnée, cinq génisses, un taureau, deux taurillons et six cochons.

​

C'est de la besogne, voyez-vous, que de soigner tout cela et je crains de ne pouvoir continuer

car le soir venu je suis éreinté.

 

Et cependant en avril et mai il faudra sarcler les betteraves, les rutas, les carottes, en juin couper les foins

et en juillet les ramasser.

​

Jamais mes 77 ans ne m'ont paru si lourds à porter.

Tout l'effort d'une vie, tous les espoirs désormais permis

pour en aboutir là.

Et pourtant Jean-Marie Cloâtre était justement fier de son œuvre.

Cette ferme, très vieux manoir, il eut voulu la laisser à ses fils

en pleine prospérité.

 

Le père Cloâtre tient à nous la faire visiter.

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Ses yeux vifs pétillent et son visage s'éclaire d'un bon sourire tandis que nous admirons la solidité à toute épreuve

des épaisses murailles, des larges escaliers de granit, les vastes dimensions des pièces et des cheminées.

 

Dans une salle basse des bicyclettes sont accrochés au mur.

Ce sont celles qu'enfourchaient joyeusement les garçons les jours de repos.

Ce souvenir ramène notre hôte vers la cuisine où il nous présente les photos de ses quatre aînés en fantassin,

en colonial, en hussard, en artilleur.

 

— Le cinquième, dit-il, n'a pas encore eu le temps de nous adresser la sienne.

 

Il contemple les portraits coloriés et soupire :

 

— Ah! Si l'on m'avait laissé un seul de mes fils, je vous assure qu'on pouvait faire ici du bon travail.

 

Ch. Léger.

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