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Fenêtres sur le passé

1939

Face à l'île Tristan par François Ménez
 

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Source : La Dépêche de Brest 8 mars 1939

 

Le Douarnenez d'aujourd'hui, où l’odeur de l'essence s'ajoute à celles de la rogue et de la friture, est-il tellement dissemblable de celui d'il y a cinquante ans ?

 

Le décor est demeuré le même :

L'horizon de la baie, tout d'une venue, jusqu'au cap de la Chèvre, tirant à demi son verrou sur les fonds de l'Océan et jusqu'aux sables, qui se font suite, de Morgat, de Pen-Trez et de Trismalaouën.

Rien n'est changé aux belles verdures des Plomarc'hs, si ce n'est qu'à leur pied les cordiers ne tordent plus leur chanvre.

Rien non plus au dédale des rues vieillottes, qui montent sous le pavois de leurs filets, sauf que parfois leurs noms ont varié, au gré des religions et des idéologies, les noms des saints à étole de la légende celtique ayant, dans bien des cas, cédé la place aux thaumaturges nouveaux de la troisième Internationale.

 

L'île Tristan même, si menacée aux premiers jours de cet hiver, n'a presque rien perdu de son aspect d'autrefois.

Et les Douarnenistes, si attachés, quoi qu'il paraisse, à toutes les traditions, seront unanimes à s'en réjouir, de même que les pêcheurs de Tréboul, que l'île protège de son éperon amortisseur des marées, de même que tous ceux qui aiment la nature pittoresque et la beauté de la mer.

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Il en coûtera sans doute un peu plus de faire venir, pour les grands travaux en cours, du granit des carrières de Poullan.

Et les routes en souffriront quelque peu, détériorées par les charrois.

Mais le service des Ponts et Chaussées, si attaché à ne rien sacrifier de la beauté de nos paysages, s'efforcera d'y remédier, et Douarnenez y trouvera cet inestimable avantage de ne rien perdre de cet élément essentiel de son décor familier.

 

Car l'on n'imagine point ce port cornouaillais sans l'île Tristan, si riche de poésie et de souvenirs historiques.

L'île Tristan, dont le nom seul évoque le passé des trouvères, c'est une survivance de l'évangélisation celtique, des romans médiévaux, du drame de la Ligue.

 

C'est saint Tutuarn, la Table ronde, la Fontenelle, grand brigand des Cornouailles, qui y aima Marie Le Chevoir, la douce héritière de Mézarnou.

Et l'on imagine mal qu'éventrée par le pic des carriers, amputée de sa pointe à demi tournée vers l'Océan, elle n'eût rien perdu de sa beauté.

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On saura gré à la municipalité douarneniste d'être intervenue alors qu'il en était temps encore, pour la préserver; on lui sera reconnaissant, aussi, d'avoir orné la plus belle salle de son hôtel de ville de cette décoration picturale à laquelle ont collaboré les meilleurs de nos artistes cornouaillais, ceux qui étaient le plus capables de traduire la poésie du port et de sa baie :

Abel Villard, qui a représenté l'arc sablonneux du Ris, sous la sévérité hautaine des bois de Ploaré ;

R.-P. Villard, qui a peint la côte à la fois sauvage et douce qui se déroule du Gorret aux Plomarc'hs ;

Lionel Floch, qui a suivi en mer, pour évoquer leur dure vie, les pêcheurs de sardines et de thons ;

notre collaborateur Jim-E. Sévellec, qui a représenté avec son sens habituel des attitudes et de la vie, ce coin si coloré de l'île Tristan et de la digue ;

Potier, à qui était dévolu ce coin de côte qui fait face au bourg blanc de Tréboul ;

Le Scouézec, qui a fait chanter les nuances de l'estuaire, sous les vieux quartiers du Port-Rû.

 

Et la vie même de Douarnenez, aux alentours du môle et des quais, n'a point, de son côté, tellement changé.

Entre l'Abri du marin et l'avalanche verte des hêtres de Plomarc'h, on respire le même héroïsme de la mer, on se repaît de la même éclatante vision de la vie maritime, l'une des plus belles qui existent au monde.

 

Il est d'autres ports de pêche, en Bretagne, dans le pays basque, en Provence, qui vous offrent le spectacle d'une vie de la mer pittoresque et mouvementée.

Il y a, pour ne parler que de notre pays, Audierne, Concarneau, Camaret, Quiberon, la Trinité.

Mais il n'en est aucun qui présente au regard une fresque aussi débordante d'animation et de couleur.

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Jim E. Sévellec

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On comprend que les peintres aient de tout temps considéré Douarnenez comme un lieu d'élection, un paradis de la bigarrure et de la lumière, ensoleillé de l'ocre, ou du carmin des tannés et des voilures.

Et quelles belles figures de forbans, barbares et sympathiques, sculptées par les embruns, tannées, à l'égal des cirés et des voiles, par les vents et les soleils.

Quelle galerie incomparable de modèles, pour quelque musée de la mer !

Et quelles attitudes de jouteurs pleins de flegme, au repos, appuyés, comme aux rambardes, au parapet gris du môle, entre deux luttes livrées à la mer !

Et ces voiles qui se lèvent et s'ouvrent comme des ailes, mariant au bleu des filets, qui sèchent aux cordages, leurs taches rouges, comme des morceaux de soleil !

Et ces hommes qui s'activent, faisant sonner le pavé des quais comme un tambour sous leurs sabots, embarquant les seaux, les paniers, le « strong » ou la rogue, s'interpellant dans leur langue bretonne, qui est ici plus rude que partout ailleurs, à l'image de ceux qui la parlent, mieux faits pour le juron et l'invective que pour les mots caressants !

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Ce décor, on l'imagine composé pour un Lucien Simon, un Dauchez, un Gobo ou un Désiré Lucas, pour tous les chasseurs de taches vives et d'impressions rudes.

Mais on le conçoit aussi bien pour quelque roman de mer de Kellermann ou de Joseph Conrad.

Et ces deux mots :

Captain Cook, détachés en lettres noires sur une façade du port, patinée de brume finissent de vous jeter dans l'ambiance de quelque œuvre pleine de rudesse, nourrie de la nostalgie des ports aux mille joies,

comme La Mer ou Le Nègre du Narcisse.

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