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Fenêtres sur le passé

1939

Chemins Crozonnais par François Ménez

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Source : La Dépêche de Brest 19 janvier 1939

 

Ce sera un vrai grand dommage pour nos descendants, dans un demi-siècle ou cent ans,

de ne plus circuler qu'en automobile.

Les multiples joies de la promenade à pied leur seront refusées.

Et pour les originaux qui, de temps en temps, feront encore usage de leurs jambes, suivant la recommandation d'Esculape à l'Irène de La Bruyère, ce sera grand dommage aussi que de ne plus trouver, pour s'y promener,

les petits chemins pleins de charme qui, pour ce temps, auront tous été goudronnés.

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Crozon - Chemin de la discorde

Les derniers de ces chemins, chantés par Jos Parker, et que l'administration des Ponts et Chaussées aura peut-être, dans cette fin des terres, oubliés, c'est au pays de Plougastel, de Daoulas et de Crozon qu'on aura chance

de les parcourir.

Ils sont, à ce bout du monde, plus charmants et plus fantaisistes que partout ailleurs.

Il en est d'admirables entre le Passage et Saint-Jean, Sainte-Christine de Plougastel et le creux vert du Caro ;

il en est d'aussi discrets et d'aussi couverts, du Vern de Daoulas à Rosmelec, côtoyant les rives de la Doula,

qui ne s'enfle et ne prend figure qu'à l'heure des marées.

Mais ceux de Crozon ont peut-être plus de variété, allant de l'intimité la plus verte, la plus imprégnée de l'odeur

des feuillages à la sauvagerie la plus absolue, dans la nudité des pays découverts, battus du grand souffle marin.

 

Non point qu'il n'y ait à Crozon de belles et larges routes animées par le tourisme, et qui sont une joie

pour l'automobiliste soucieux d'améliorer sa « moyenne » et assez indifférent à la beauté des paysages du parcours.

Il me souvient de la fierté légitime qu'éprouvait le docteur Keranguyader à m'annoncer, quelque jour, à Quimper,

la prochaine mise en service de l'admirable route qui, de Crozon, a rendu accessible ce coin de Paradis qui,

jusqu'alors, ne l'était guère, de Landévennec.

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Mais ce qu'il y a de bien remarquable aussi, à Crozon, ce sont les chemins de solitude qui s'en vont,

à la fin de la presqu'île, à travers la terre jadis dénommée, sans qu'on s'en explique la raison, de Rivelen,

vers les lointains villages de Rostudel, Kergonan ou Kernaléguen.

Chaumines, fermes sans âge, souvent encore toiturées de chaume et si tassées, si grises sous le vaste dôme

du ciel gris, carapacées de bouse recueillie comme une manne et qui, durcie par les soleils, servira de combustible pendant les mois d'hiver.

 

Ces chemins se déroulent entre les longues croupes des collines qui découvrent dans leurs échancrures

des échappées de mer.

De part et d'autre, c'est la lande, ponctuée de parcelles vertes, où le vent siffle dans les ajoncs nains.

De place en place, comme un jalon, l'îlot noir d'une pinède dont l'ombre dense est bonne aux jours d'été, alternant, pour marquer les étapes, avec la ruine d'un moulin à vent, dont les ailes détoilées, aux arêtes inégales,

se détachent en croix sur le ciel plein de nuées.

 

Dinan, Kerdroën, Le Brégoulou :

On imagine la vie dans ces villages coupés du monde, dont chacun a son « doué », son four, parfois en ruines,

chevelu de ronces grimpantes, sa placette et sa chènevière, à peu près telle qu'il y a plusieurs siècles, où les Rohan, puis les Rosmadec commandaient au comté de Crozon.

Peu de sorties, sauf au dimanche, pour la messe, et aux jours de foires, chaque village, enclos dans ses terres,

se suffisant, à peu de chose près, à lui-même et n'éprouvant guère de nouveaux besoins.

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Ce sont les chemins du pays ras, où les arbres, que le vent tourmente, ne prennent point racine.

Il en est d'autres, plus engageants, d'une sauvagerie plus rêveuse et plus douce.

C'est dans les creux du Kerloch qui, des bois du Hirgars à Kersiguércu, coupent en deux la presqu'île.

Ici, la verdure se développe dans l'abri des vents.

C'est le canton paysan de Crozon, où l'on ne soupçonne point la mer si proche, avec ses pêcheurs et ses voiles.

Les chemins de Saint-Jean et de Lanvéoc y déploient leurs lacets sinueux à travers une terre aimable,

où le blé noir mûrit à plaisir, blanc et parfumé sous des musiques d'abeilles.

 

Des fermes se blottissent sous le couvert d'épais feuillages, gardant leur air noble d'anciens manoirs historiés

de mousse, sentant la pomme mûre, le fuchsia et la paille neuve, arrondie en huttes dans les aires.

Le « liorz » qui les entoure a des douceurs de jardin secret, parsemant de fleurs le potager et maintenant à l'ancienne demeure la distinction des temps seigneuriaux.

La rumeur des travaux saisonniers s'y accompagne du bourdon d'or des ruches ;

les blosses et les nèfles y détachent leurs grappes de beaux fruits givrés par le matin,

sur le granit plein de majesté des bâtisses.

 

Il me souvient d'avoir passé, dans ces chemins de Crozon à Lanvéoc, si odorants et si déserts,

d'un silence vert de Thébaïde, d'adorables matins de vacances.

L'air y était frais et pur ;

on suivait, au treillis de l'ombre que projetaient sur le chemin les branches des aulnes, la montée lente du soleil.

 

Et quand, au soir, le soleil était tout à fait tombé, il faisait bon, aussi, vers l'Aber et Postollonec.

Vous y retrouviez, confondus dans la brume aux beaux tons bleus des fins de jour, les décors paysan et marin.

La mer, calme comme un lac, de la baie de Douarnenez que le cap Sizun fermait, au sud, de sa longue échine,

où l'on voyait s'allumer, comme des points d'or, les feux de la Jument et du Millier.

Et la terre aux champs maigres, parfois retournés à la friche, où se dressaient, comme des bornes aux carrefours,

les pyramides de fagots d'ajoncs, et où le soir tombant — qu'on appelle en breton le « zer an noz »

rendait plus pénétrante, au long des chemins herbus, l'odeur des camomilles, mêlée aux senteurs de miel

et de violette qui montaient de la mer.

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