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Fenêtres sur le passé

1938

Visions bretonnes à Lochrist par François Ménez

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Source : La Dépêche de Brest 28 novembre 1938

 

Je n'ai jamais traversé le village de Lochrist, à peu près à mi-route entre le Conquet et Saint-Mathieu,

sans être gagné d'une sorte de charme triste, propre aux fins de terre bretonne.

 

Je l'ai toujours vu par beau temps, écrasé sous un vaste ciel, d'un bleu décoloré, encore attristé,

aux lointains de la mer, par les traînés à demi défaites de bancs de brumes voyageurs.

La route qui le traverse s'en va, sans caprice à travers le pays plat, bordée de talus de pierre sèche,

déroulant son trait gris tendu vers le phare et l'abbaye en ruines.

 

On perçoit la mer, vers l'ouest où le continent va finir, mais sans la découvrir encore.

On attend que, d'une levée de terre, elle se révèle soudain, et le regard recherche, d'instinct,

son trait bleu dans quelque créneau des talus sans verdure.

À peine perçoit-on, aux jours de calme, sa lointaine rumeur berçant les iles.

 

Lochrist, dans le silence de ses maisons basses, et qu'on dirait désertes, presque en ruines, a, dans ce plat pays qui l'environne, une tristesse de bourgade inhabitée au cœur d'un Lough-Erné marin dont il semble qu'on frôle les âmes.

 

Ce fut jadis une assez belle bourgade.

Les linteaux en accolade et les pleins-cintres des portes, ouvertes sur des logis sans voix,

portent la marque d'un beau passé.

Mais là encore l'Anglais a passé et la vie, depuis lors, est à Lochrist comme une source tarie.

 

Toute l'activité d'autrefois a émigré au bourg voisin :

le commerce, les métiers, jusqu'à l'église, transportée au Conquet pierre par pierre.

De son passé, Lochrist n'a gardé que les ombres :

le cimetière, dont l'étendue surprend en une aussi mince bourgade et qui n'a cette importance que parce que

les Conquétois, fidèles à une antique tradition, s'y font toujours enterrer.

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Ainsi Lochrist se réduit à une nécropole autour d'un embryon d'église qui a, dans le silence des tombes

qui l'enserrent, une tendresse émouvante, si réduite et si blanche sous le lait de chaux de son badigeon.

Entre le Conquet et Saint-Mathieu, c'est une halte pleine de douceur : auberge d'âmes au bord du chemin.

 

On s'y sent flotter comme dans une blancheur, entre les stations serrées d'un tout humble chemin de croix,

dans l'intimité d'un Saint-Jérôme barbu faisant l'offrande d'une Bible et d'un Saint-Michel belliqueux terrassant un démon rageur, brandissant son glaive à portée de votre main.

 

Dans le cimetière aux murs bas, que des herbes sèches tendent de leurs barbes, on s'attarde à lire des épitaphes : Didyme, Jean-René Arzel et ses six anges, Le Gonidec dont le patronyme s'efface sous les mousses,

deux naufragés anglais dont la mer poussa les cadavres sur les sables de Portz-Liogan.

 

L'on ne peut flâner au long des maisons chétives sans que vous poursuive le souvenir de Michel Le Nobletz,

le rude prédicateur de pénitence, qui vécut et mourut dans ce village.

Ses yeux se posèrent sur ces mêmes lointains de tristesse, sur cette même mer grise où flottent les îlots,

sur cette terre corrodés par les brumes, dont le deuil et la pauvreté répondaient aux aspirations de son cœur brûlé d'un grand souffle de foi.

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La très sainte Vierge apparait à Michel Le Nobletz

Moreau Henri — Travail personnel, CC BY-SA

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Plus que Plouguerneau, où il naquit au manoir de Kerodern, plus que Ploudaniel, ce pays où il apprit à lire et où il se crut transporté, tant c'était un milieu barbare, dans le monde des Turcs et des Égyptiens,

il aima ce terroir d'entre Le Conquet et Saint-Mathieu, où il chercha refuge après avoir été chassé par l'official de la Cornouaille païenne, rebelle à sa prédication.

 

C'est dans cette retraite de Lochrist que l'idée lui vint, pour frapper avec plus de force les imaginations primitives,

de recourir aux tableaux énigmatiques, aux taoleniou dont Alain Lestobec, registrateur au Conquet,

fut le principal enlumineur.

Aussi gauchement qu'il dessinât, il avait le don de peindre les personnages des Six cités du rejuge, du Chevalier errant, du Désirant et Psaltérion d'une façon suggestive et saisissante qui glaçait d'effroi les auditoires de pécheurs ou de paysans naïfs.

Et c'est à Lochrist que dom Michel fit établir le contrat de donaison stipulant que la garde des taoleniou

ne devait être confiée, après sa mort, sans nécessité, à une femme sous puissance de mari ni sans circonspection,

ni à aucune personne trop occupée des affaires du monde.

 

Le Conquet garde les reliques de dom Michel et les vitraux de son église retracent sa légende.

Mais c'est à Lochrist qu'il vécut ses dernières années, ravagées de passion mystique, couchant sur une table,

« sans coitte, ni matelas, ni lanceux, ni couverture ».

On craignait ce qu'il y avait en sa parole de rude et de véhément ;

on croyait volontiers voir, dans le visage maigre et les yeux roux du « belek fol » la marque mystérieuse,

le signe de la bête que portent d'ordinaire les adeptes de Satan.

Mais la Vierge intervenait à propos pour relever son courage : 

— Michelik, na gouelit ket. Petit Michel, ne pleurez plus.

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Portrait de Michel Le Nobletz prêchant

Moreau Henri — Travail personnel, CC BY-SA

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Épuisé par les mortifications, cloué par la paralysie et crucifié par les démons, c'est dans une de ces maisons grises, enracinées au granit, qu'il sentit la mort qui s'approchait.

Le méchant marquis de Kergroadez le vint visiter sur son grabat, dans sa cellule de douze pieds carrés, dont un coffre qui servait à s'asseoir, un petit trépied en fer, un pot de terre, une écuelle, une assiette, une cuillère de bois,

deux images saintes clouées au mur et un bénitier de faïence étaient le seul mobilier.

 

L'apôtre endurait stoïquement sa passion, tourmenté par le diable qui, furieux du don de chasteté que dom Michel avait obtenu de Dieu, voulut s'en venger un jour par une torture spéciale :

« Il se jeta sur le malade, nous rapporte la chronique,

et lui fit une plaie outrageante capable d'ôter la vie à l'homme le plus robuste ».

 

Quelques amis du missionnaire veillaient près de son lit,

mais « ils s'étaient endormis, comme les Apôtres au Jardin des Olives : C'était apparemment la nuit ».

Le bruit causé par le démon réveilla le plus proche ;

il jeta les yeux sur le Père Michel, qu'il vit « tout hors de lui, haletant, le visage effaré comme une petite colombe

sur laquelle est fondu quelque oiseau carnassier ».

 

Au commencement d'avril 1651, le saint malade entra en agonie, saisi soudain d'un froid extraordinaire,

comme s'il eût été couvert de neige.

Il prit un adieu et congé définitif de ses parents et héritiers.

Puis le « prêtre fol » s'éteignit.

Des prodiges sur la mer, confirmés par des marins d'Ouessant qui, cette nuit-là, échappèrent miraculeusement à des pirates dunkerquois, marquèrent la mort du grand apôtre des Païens.

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