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Fenêtres sur le passé

1938

Le vieil ermite du Bragen a été retrouvé mort de froid

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Source : La Dépêche de Brest 16 décembre 1938

 

Le terrain vague du Bragen, qui sert de dépotoir pour les ordures et de refuge à de malheureux sans-logis, descend de la rue Anatole France à la rue de Verdun, le long de la rue Inkermann et est situé partie sur le territoire de Lambézellec, partie sur celui de Saint-Marc.

 

Servant de décharge publique, on déverse dans ses fondrières des amas de vieilles ferrailles et d'objets hétéroclites qui s'y amoncellent au petit bonheur.

Des sans-logis campent au milieu de ces plâtras et de ces ordures :

Les mieux lotis dans d'archaïques roulottes, les autres sous de précaires abris faits de planches, de caisses, de vieilles tôles rouillées et de lambeaux d'étoffes trouvés de-ci, de-là.

 

Sous ces huttes, ces cagnias de fortune, des malheureux couchent sur des grabats faits de vieux sacs et de chiffons.

 

L'été, passe encore, mais l'hiver est dur pour ces pauvres gens à qui il faut une incroyable force de résistance physique pour soutenir, à peine nourris, les affres d'une tempête comme celle qui sévit actuellement et dure depuis des semaines.

 

Ils semblent pourtant supporter avec une apparente placidité le froid et l'humidité qui les glacent jusqu'aux os.

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Au creux de cette vallée du Bragen, près du lavoir alimenté par le ruisseau du Douric qui sert de délimitation

aux communes de Saint-Marc et Lambézellec, Hervé Kermingant habitait, depuis sept ans, le gourbi

qu'il y avait bâti en 1931.

 

Il était né à Plabennec le 10 juillet 1873.

Si depuis 65 ans il n'avait connu que la misère,

il était resté honnête et n'avait à se reprocher aucune mauvaise action.

 

Enfant, il avait été domestique de ferme et avait gardé les vaches.

Jeune homme, le bedeau, qui était aussi fabricant de cercueils et fossoyeur, l'avait pris comme aide.

Adroit, Kermingant avait pris goût à la menuiserie.

 

En 1910, il était venu à Brest, avait été employé par un ébéniste, puis il essaya de fabriquer pour son compte des tables et des lits-clos qu'il vendait dans les fermes des environs.

Faute de clients, il dut abandonner ce métier et travailler comme manœuvre à l'usine des produits chimiques du vieux Saint-Marc.

 

Il s'était marié entre temps.

Sa femme était morte lui laissant une fille.

Il ignorait ce qu'elle était devenue.

Kermingant resta seul.

 

Il avait fait la connaissance du bedeau de l'église de Saint-Marc.

Il l'aidait à sonner les cloches et chantait aux offices.

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À la suite d'un accident, on dut lui amputer un doigt de la main gauche.

Depuis 1931, sa jambe gauche paralysée l'empêchant de se livrer à aucun travail, il construisit au Bragen,

le gourbi qu'il habitait depuis.

Haut de 1 m. 50 à peine, la longueur de cet abri était à peine suffisante pour lui permettre de s'étendre sur son maigre grabat.

Il y dormait recroquevillé et, dès cinq heures du matin, une petite valise noire à la main, il partait... aux provisions.

 

C'était la tournée des poubelles.

Il disputait aux chiens les os, récoltait les débris de légumes et les croûtons de pain qu'il pouvait trouver.

 

Sur un feu de bois vert, dans un vieux seau à confitures, il en confectionnait une innommable soupe et quand la récolte de croûtons avait été abondante, pour quelques sous, il en cédait aux habitants des maisons voisines pour nourrir poules ou lapins.

 

Depuis quelques jours, malade, épuisé, Hervé Kermingant ne sortait plus.

Charitables, les lavandières lui apportaient de quoi ne pas mourir de faim et plaignaient ce pauvre vieux,

transi de froid et tremblant de fièvre.

 

Avant-hier soir encore, l'une d'elles lui avait apporté un bol de bouillon.

 

On lui avait offert de le faire admettre à l'hôpital.

Il avait répondu :

« À quoi bon ! trop tard. J'aime mieux crever ici, chez moi ! »

 

Hier matin, Mme Le Faou, habitant au Douric, se rendait, dès huit heures, au lavoir.

 

Elle trouva étendu au bord de l'eau, le pauvre bougre.

Il avait cessé de vivre.

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Usine produits chimiques Saint Marc.jpg

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Dans un plus violent accès de fièvre avait-il voulu venir étancher une soif qui le dévorait ?

C'est probable.

Épuisé, seul, sans secours, il était tombé là sans pouvoir regagner son grabat distant de quelques mètres à peine.

Le pantalon qu'il n'avait pas eu le temps de mettre, était près de lui.

La mort l'avait délivré de son existence misérable.

 

Mme Le Faou cria.

On accourut et on prévint à la mairie de Saint-Marc M. Pouliquen, garde champêtre.

MM. Le Vern, adjoint au maire ; le docteur Aubry, l'accompagnèrent au Bragen.

Le gendarme Toullec et un garde mobile, puis le capitaine Meinier, commandant la gendarmerie de l'arrondissement, vinrent aussi procéder aux constatations médico-légales.

 

Le corps fut transporté à la morgue de la mairie de Saint-Marc à 10 heures.

 

Hervé Kermingant avait succombé à une congestion occasionnée par le froid, à l'âge de 65 ans,

après une lamentable vie de misère et de privations, sans avoir jamais cessé d'être probe et honnête.

Ses obsèques auront lieu aujourd'hui.

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