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Fenêtres sur le passé

1938

Une mère de trois enfants se jette par la fenêtre
d'un 5e étage rue Louis Pasteur

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Source : La Dépêche de Brest 15 octobre 1938

 

Sept heures, hier matin.

La rue Louis Pasteur s'anime.

Les commerçants tirent leurs volets et commencent leurs étalages.

Des paysannes chargées de paniers de beurre, d'œufs et de volaille se rendent au marché de la place Marcelin Berthelot.

Des ouvriers se dirigent vers leur travail.

 

À l'angle des rues Louis Pasteur et Étienne Dolet, un boucher suspend, derrière la grille qu'il vient d'ouvrir,

d'énormes quartiers de viande.

 

7 h. 25.

Un bruit épouvantable, comparable au choc que produirait un tas de planches tombant de haut se fait entendre.

Des femmes poussent des cris de frayeur.

De tous côtés, voisins et passants accourent.

Au milieu de la rue, devant la vitrine d'un magasin de lingerie, le corps d'une femme, vêtue d'un pull-over et d'une jupe grise, gît inanimé.

Aucune trace de sang.

Le visage exsangue est affreusement blanc.

La mort a fait son œuvre.

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Un rassemblement s'est formé.

Deux ouvriers soulèvent le corps désarticulé et le déposent sur le trottoir.

 

Quelqu'un court au poste de police-secours.

Deux agents cyclistes, MM. Joseph et Guillaume Tanguy arrivent à toutes pédales,

bientôt suivis du gardien de la paix Le Meur, du poste de la mairie.

 

La foule des curieux a grossi, augmentée des ouvriers se rendant à l'arsenal.

Il y a là 150 à 200 personnes qui entourent le corps pantelant.

 

Les agents le transportent dans le couloir de l'immeuble portant le n° 29 de la rue Louis Pasteur

et ferment la porte d'entrée pour dérober aux regards le pénible spectacle.

 

Des vingt-six logements que comprend la maison, des femmes en chemise de nuit ou ayant passé en hâte

un peignoir, sortent affolées.

 

D'étage en étage, de bouche à oreille, la triste nouvelle circule:

« C'est Mme Le Fur, la locataire du 5e qui s'est jetée par la fenêtre ! »

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Un des enfants de la désespérée, le petit Eugène, 9 ans et demi, s'est habillé et descend en courant l'escalier :

« Je veux voir ma maman », dit-il aux personnes qui veulent le retenir et, s'échappant, il arrive auprès du corps, s'agenouille et embrasse en pleurant celle qui ne lui rendra plus ses caresses.

 

On l'arrache avec difficulté à sa maman, que l'on recouvre d'une couverture prêtée par une voisine.

 

M. Le Guen, commissaire de police du 2e arrondissement, vient d'arriver et commence son enquête.

Le docteur Ménez constate le décès, dû à une fracture de la colonne vertébrale.

 

Les membres de la malheureuse sont brisés.

À la cuisse gauche et à la cheville, quelques gouttes de sang paraissent.

La mort a été instantanée.

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L'agent cycliste Joseph Tanguy est parti au nouvel hôpital où le mari, M. Eugène Le Fur,

travaille en qualité de manœuvre.

Un de ses camarades va le prévenir qu'on le demande.

L'agent le prie de revenir à son domicile où, lui dit-il, on a besoin de lui.

 

— C'est pour ma femme, dit-il. Qu'a-t-elle encore fait ?

 

Les deux hommes se mettent en route.

L'agent dit ignorer pourquoi on réclame M. Le Fur.

 

Devant son domicile, il voit un rassemblement. On le prévient du malheur survenu.

 

— Elle est sérieusement blessée, demande-t-il ?

— Hélas !

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Il se précipite sur le corps de sa femme et l'embrasse.

« Pourquoi n'as-tu pas songé à tes enfants », dit-il à celle qui ne peut l'entendre.

 

M. Le Guen propose de faire conduire la dépouille mortelle à la morgue de l'hospice civil.

M. Le Fur s'y refuse et veut que sa femme soit ramenée chez lui.

 

Mme Le Bot, qui occupe un logement contigu à celui de Mme Le Fur, a recueilli les deux petits enfants :

Une petite fille, Germaine, 8 ans. et le petit Eugène.

 

Par l'escalier à grosse rampe de bois à balustres, le corps de Mme Le Fur est porté dans la mansarde qu'occupaient,

au 5e étage, les époux et leurs deux enfants.

Des voisines procèdent à la funèbre toilette et Mme Le Fur est placée sur son lit où, le visage calme,

elle semble dormir.

 

Le logement, loué meublé, se compose de deux pièces.

La chambre des parents, servant aussi de cuisine, et un petit cabinet, où couchaient les deux enfants.

 

La chambre des parents est éclairée par deux petites fenêtres à un seul vantail, haute d'environ 80 centimètres,

large de 60, s'ouvrant sur un toit en retrait la maison ayant deux étages de mansardes.

C'est par l'une de ces fenêtres, où l'on accédait en montant sur une caisse, que Mme Le Fur s'est jetée dans la rue

que l’avancée du toit des mansardes du 4e étage ne permettait pas de voir.

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Ancien maréchal des logis d'artillerie coloniale, M. Eugène Le Fur, né le 23 mars 1903, à Trégarantec,

avait fait avec sa femme, née Marie Diverrès, de Plougastel-Daoulas, et âgée de 34 ans, deux séjours aux colonies :

Deux ans à Madagascar et deux ans au Sénégal

Ce fut à Dakar que Mme Le Fur mit au monde la petite Germaine.

 

La pauvre femme avait contracté aux colonies des fièvres paludéennes et souffrait de la rate et du foie.

 

D'un premier mariage, Mme Le Fur avait eu un fils, aujourd’hui âgé de 15 ans.

Élevé par sa grand'mère, à Plougastel, cet enfant, François Jacques, a été admis il y a un mois

en qualité de pupille de la nation, apprenti de l’arsenal.

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— Je m'étais levé ce matin, comme d'habitude, avais déjeuné avec ma femme et étais parti à 6 h. 40

pour me rendre à mon travail, au nouvel hôpital, dit M. Le Fur.

 

À 7 h. 45, un agent est venu me chercher.

Il ne m'a pas dit ce qui était arrivé ; mais quand J'ai appris le malheur, je n'en al pas été grandement surpris.

Ma femme m'avait menacé plusieurs fois de mettre fin à ses jours.

Elle avait de fréquentes crises de paludisme et un état de santé déplorable.

 

J'avais, lundi dernier, trouvé un logement à Guipavas et signé un bail.

Je lui avals expliqué que, chaque matin comme beaucoup de mes camarades, je prendrai l'autocar pour venir travailler.

Cette décision ne lui convenait pas : « Je n'irai pas habiter Guipavas » ne cessait-elle de répéter.

Son état maladif a fait le reste.

Dans une crise, elle s'est donné la mort.

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Sa plus proche voisine de palier, Mme Le Bot, était à peu près la seule personne que fréquentait

dans la maison Mme Le Fur.

 

Sa petite fille Germaine joue avec les enfants de Mme Le Bot,

sans se rendre compte de l'affreux malheur qui vient de la faire orpheline.

 

Mme Le Fur, dit-elle, après avoir habité au numéro 63 de la rue Louis Pasteur, était venue habiter ici le 12 mai dernier.

 

C'était ma voisine de palier.

Nous nous fréquentions.

Elle était gaie, très aimable et aimait à rire, bien que ne jouissant pas d'une bonne santé.

Elle semblait faire bon ménage avec son mari.

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Depuis cinq ou six jours elle était triste.

Elle paraissait délaisser son intérieur.

 

Il y a un jour ou deux, elle me dit : « J'ai une robe noire, il faudra me la mettre quand je serai morte ».

 

J'essayais de la distraire, de chasser ses sombres idées.

Je me heurtais toujours à cette réponse : « Je n'irai pas habiter à Guipavas ».

 

J'ai entendu à 7 h. 30 des cris dans l'escalier.

Je suis sortie et ai appris qu'elle s'était jetée par la fenêtre.

Je me suis occupée des enfants

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Personne dans la maison n'avait assisté au drame si ce n'est la petite fille de la désespérée,

qui avait vu le geste fatal de sa maman et l'expliquait à sa façon.

 

Mais de la maison en face, où elle habite au 4e étage, Mme Le Gall avait vu :

Je venais de me lever, dit-elle.

Mon mari sommeillait encore.

J'allai ouvrir la fenêtre et vis, de l'autre côté de la rue, une femme s'asseoir là,

sur le rebord de la fenêtre du milieu du deuxième étage de mansardes.

 

Je dus être la dernière personne qu'elle aperçut car, la voyant se laisser glisser sur la pente,

je poussai un grand cri et me reculai pour ne pas voir la pauvre femme tomber dans le vide.

 

Mon mari «'était levé.

Je ne pouvais m'empêcher de crier, mais, oppressée, il m'était impossible d'articuler un mot.

Je pus dire cependant :

« Une femme... par la fenêtre ».

 

À ce moment, un grand bruit.

Mon mari m'empêcha de regarder,

mais lui vit la femme étendue sur les pavés, des gens qui couraient un rassemblement

 

Je n'oublierai jamais cela et j'en suis malade.

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M. Le Gall nous fait voir que dans la glissade du corps sur les ardoises, des crochets se sont redressés.

Au bord du toit, près de la gouttière, avant la chute dans le vide, trois ou quatre ardoises ont été arrachées.

 

La pauvre femme ne souffre plus, conclut-il, mais ses pauvres enfants, que vont-ils devenir ?

C'est la question que se posaient tous les voisins.

 

Le docteur Mével a reconnu, dans son rapport, que la malheureuse s'est donné la mort

dans une crise de paludisme contracté au Sénégal.

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