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Fenêtres sur le passé

1938

Entre Portsall et Landunvez
par François Ménez

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Source : La Dépêche de Brest 15 décembre 1938

 

Sans doute est-ce à quelque coin de la côte du Léon que le Brestois Frédéric Plessis fait allusion lorsque, dans un de ses sonnets de facture si classique, il évoque la falaise ou la grève où, dit-il,

 

Déjà triste et blessé lorsque j'étais enfant.

J'ai passé tout un jour sans voir paraître un homme.

 

Peut-être même songeait-il plus particulièrement à cette côte rocheuse, si désertique et si sauvage,

qui va de Trémazan, en Portsall, aux solitudes de Saint-Samson, que borde la pointe de Landunvez.

 

Je la revois, telle qu'elle m'apparut, par un après-midi de l'arrière-été, qui est pourtant l'époque des grands calmes où la mer, dans l'attente de l'équinoxe, est comme pacifiée.

La route, après avoir longé la hêtraie de Kersaint, qui abrite la chapelle collégiale, et les ruines de Trémazan, se fait, comme on va vers l'ouest, de plus en plus déshéritée — in desherit, selon la vieille expression bretonne qui veut dire :

à l'abandon.

 

Et c'est soudain la dune, feutrée d'herbe rase, solitaire et monotone, rayée de sentiers qui courent dans l'étendue verte comme des pistes, tachetée des pierres grises des fours à soude et des points noirs ou roux des tas de goémon.

 

Le matin avait été aveuglé de brume, comme il arrive souvent, même aux jours les plus chauds de l'été, dans ces parages du Léon où deux mers mêlent leurs eaux :

Une de ces brumes opaques, soudaines, qui vous bouchent la vue à vingt pas et vous donnent l'impression, comme dans les estampes bibliques, de marcher en pleines nuées.

 

Et puis, vers midi, la brume s'était lentement dissoute, bue par le soleil, laissant entrevoir peu à peu, à travers ses mailles défaites, des galets épars, des dos d'écueils, des amoncellements de rocs tendus de varech, et toute l’étendue grise de la mer, confondue dans les lointains avec le ciel, et très loin, à la limite du champ de vision, indistincte, Ouessant, comme une immense bête couchée au bord extrême de l'Occident.

 

La mer s'éclaira de plus en plus sous le soleil enfin dégagé, répandant sa lumière malade.

Les contours des îlots s'accusaient, dans un cerne d'écume blanche :

Le Greem, l'île Verte, l'île Carn, Men-Louet piqué de deux ou trois bicoques grises, à l'entrée de Portsall.

On distinguait la moire et la rumeur des courants qui, du Four et de la Helle, débouchaient sur le salmis des roches, avec l'impétuosité de fleuves marins striés de longs filets de houle.

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Jim Sévellec

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Libérée de ses brumes, la mer avait de subtils rayonnements :

Grise encore dans les lointains, elle prenait sur les fonds de sable de beaux tons glauques et, dans les retraits plus abrités, un bleu de regard.

On voyait, vers la pointe de Landunvez, la petite flèche de Saint-Samson, émergeant des solitudes à peine troublées par deux vaches qui, sous la garde d'une mam coz à profil de Carabosse, paissaient l'herbe maigre de la dune, entre les tas de goémon noir.

 

La mer, après s'être retirée loin, découvrant la base des roches et ses fonds rougis de laminaires,

recommençait de monter ; et quoique le temps fût au calme, elle battait la côte avec violence, tonnant et bondissant, faisant rage contre les écueils.

 

Les lames chargeaient du large, secouant leurs crinières, se fracassaient contre le roc pour rejaillir ensuite en panaches dont le vent secouait sur nous les embruns, et s'écrouler ensuite en cascades d'écume.

L'on imaginait ce que cela pouvait être, l'hiver, aux jours de tempêtes terribles, pleins de rugissements de fin de monde, où la mer était retournée jusqu'en ses fondements.

 

Mais déjà le spectacle avait, par ce jour de fin d'été, quelque chose d'exaltant et de dramatique.

On sentait dans la ruée des lames l'élan d'une âme sauvage, ivre de sa force et qui vous communiquait son héroïsme brutal.

Des mouettes dans le vent faisaient entendre leurs cris en grincements de limes.

Des varechs fauves séchant sur la dune montait une senteur entêtante, presque animale, qui vous saoulait

comme un alcool et pénétrait jusqu'aux profondeurs de votre être, y réveillant des instincts oubliés,

une soif de conquête et de lutte.

 

Le pharmacien-capitaine Kerjean, qui s'était fait, pour cette journée, mon guide sur cette côte sauvage dont il connaît, depuis l'enfance, jusqu'aux plus secrets replis, s'arrêtait, de dix en dix pas, pour me faire admirer, dans le déploiement de leur puissance magnifique, les lames gonflées et cabrées.

Il me disait les noms des écueils qu'il me désignait, et me faisait distinguer quelque voile infime que je n'avais point aperçue tout d'abord, se battant avec la mer au creux mouvant des houles, entre des coiffes d'écume.

 

— Ce n'est pas une affaire de tout repos, me disait-il, en parlant par expérience, pour avoir vingt fois réalisé l'exploit, que de ramener une barque, par vent d'est, de la Jument où sont les habituels lieux de pêche, jusque dans le creux de Portsall, en suivant cette route, au ras du Men-Louet, marquée par les balises.

Vous êtes, d'un côté, drivé par les courants, et de l'autre, c'est le vent contraire qui vous rejette.

Alors, c'est au prix de cent manœuvres que vous parvenez à gagner le port, avançant à chaque virée de quelques brasses ou d'une encablure.

 

Et je me souvenais d'un matin de printemps, dans un port tunisien, où je voyais, dans la même compagnie du capitaine Kerjean, la Syrte toute bleue, et si unie, sous le soleil levant qui blanchissait les murs de la ville arabe.

Mais ce golfe, si lumineux, entre Hammamet et Monastir, n'avait point la beauté âpre et exaltante que donne aux côtes de chez nous la mer éternellement mouvante, accordée aux pulsations de notre cœur.

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© 2018 Patrick Milan. Créé avec Wix.com
 

Dernière mise à jour - Mars 2022
 

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