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Fenêtres sur le passé

1938

Un corbeau blanc malmené par ses frères noirs
dans les ruines de Trémazan
par Charles Léger

 

Corbeau blanc Tremazan.jpg

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Source : La Dépêche de Brest 2 octobre 1938

 

Le soleil peut y mettre tout son éclat, les collines voisines s'agrémenter de feuillages et de fleurs, sur le fond que constituent la plage de Portsall au sable éblouissant et la mer magnifiquement bleue, les ruines du château de Trémazan n’en demeurent pas moins dressées comme un décor tragique.

 

À l'entrée du vallon, de l'énorme amas de pierres écroulées se dégagent les vestiges d’une tour, un large pan de muraille portant une vaste cheminée puis surtout, planté sur une butte l'impressionnant donjon qui témoigne encore de l’importance de l'édifice.

 

De haut en bas, une brèche ouvre l'un des angles de la forteresse.

Et cela surtout émeut.

 

Par centaines et par centaines, les corbeaux se sont jetés depuis des siècles sur cette plaie et ont définitivement conquis la place.

Ils s'y sont commodément installés et leurs croassements sinistres y sont de circonstance.

 

Ils sont venus, dit-on, du « Parc ar justiciou » de Ploudalmézeau, où ils évoluaient autour des potences que les seigneurs, possédant droit de haute et basse justice, garnissaient sans lésiner.

 

Pouvait-il être meilleur berceau pour la légende ?

Dès l'an 525 on en trouve trace dans l'Histoire.

Ce n'était alors qu'un groupement d'habitations entouré d'une robuste barrière de troncs d'arbres et d'un fossé.

 

C'est là que naquit au VIe siècle Tanguy du Châtel.

Victime, ainsi que sa sœur Haude, des mauvais traitements de sa marâtre, il quitta la maison paternelle pour se rendre à la cour du roi Childebert.

 

Après une absence d'une dizaine d'années, il revint au château et, trompé par sa belle-mère, qui accusait Haude des crimes les plus scandaleux, il se lança à la recherche de la jeune fille, vivant misérablement au milieu des paysans.

L'ayant trouvée au lavoir, comme elle fuyait par modestie, il se précipita sur ces traces, la rejoignit et, d'un seul coup d'épée, lui trancha la tête.

 

Cet horrible fratricide eut des conséquences inattendues.

Le soir même du drame, Haude se présentait au château tenant sa tête dans ses mains.

L'ayant replacée sur ses épaules, elle reprochait à sa belle-mère ses calomnies, protestait de son innocence, pardonnait à son frère et mourait.

 

« À l'instant, écrivait le R. P. Albert Le Grand, la marâtre fut saisie d'un flux de ventre si violent, qu'elle vuida tous ses boyaux et intestins et fut saisie d'une telle manie et rage, qu'elle foula de ses pieds ses boyaux espandus par la place ;

les forces luy manquans, enfin elle tomba dessus et alors il se fit un horrible éclat de tonnerre, dont le carreau, tombant en cette salle, foudroya cette méchante hérétique. »

 

Quant à Tanguy, il courait confesser son crime à Saint-Pol, qui lui infligeait une pénitence, puis lui donnait asile dans le monastère de l'île de Batz.

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C'est vers le Xe siècle que Trémazan , devint un véritable château-fort.

Il fut détruit en 1220 au cours d'une guerre soutenue contre le duc de Bretagne, Pierre de Dreux, puis reconstruit 30 ans plus tard par Bernard du Chastel.

 

Abandonné au XVIIIe siècle, le château de Trémazan fut déclaré bien national pendant la révolution, puis vendu.

 

Une pareille tragédie devait laisser dans le pays une impression profonde.

M. de Kerdanet écrivait qu'on voyait aux abords du donjon des œillets rouges fleurissant même en hiver que les paysans appelaient Chinoff santez Eodez parce qu'ils avaient été teints du sang de l'infortunée victime.

 

Si l'on visite nuitamment et sans bruit le donjon on perçoit au bout d'un instant une sorte de halètement.

Tout se tait brusquement si l'on frappe des mains, mais pas pour longtemps.

 

Ceux qui veulent tout expliquer affirment qu'il ne s'agit là que de la respiration de la multitude de corbeaux qui gîtent là, mais ce n'est pas l'avis de tout le monde.

 

C'est dans ce cadre que, tout récemment, M. Léo Lelièvre fils trouvait, se débattant à terre, un jeune corbeau entièrement blanc.

Sans doute avait-il été précipité hors du nid, comme un intrus, par ses frères noirs.

Recueilli, soigné, il manifeste à présent dans la grange qui l'abrite une grande vitalité.

 

Il répond au prénom d'Arthur et vient manger dans la main de son maître.

Bel oiseau en vérité sous son plumage lilial, s'il n'avait conservé de son origine le désagréable croassement.

 

Cet extraordinaire corbeau chouca a déjà fait parler de lui dans le pays.

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Pour M. Léo Lelièvre fils, ornithologiste averti, il représente une pièce vraiment curieuse de son musée déjà si bien garni.

Voilà vingt ans qu'il collectionne les oiseaux rares qu'il capture sur la côte ou en mer, dans les parages de Portsall.

 

Il possède ainsi des chevalier arlequin, sterne canjeck, bruants des neiges, une buse albinos, un phalarope, un stercoraire, un thalassidrome tempête, un harle huppé, un puffin, un fou de Bassan, un plongeon imbrun et d'autres, qu'il serait fastidieux d'énumérer.

 

Il y a quelques années, M. E. Lebeurier, hôtelier à la pointe de Primel, spécialiste en la matière, nous disait : 

— Par sa position particulière, pointe extrême de l'Europe sur l'océan, par le long développement de ses côtes, par la nature de son sol, la douceur de son climat, la Basse-Bretagne, point terminus des migrations vers l'Ouest, témoin à l'aller et plus encore au retour des vagues successives des migrateurs nordiques, est très certainement l'une des régions françaises les plus riches et les plus intéressantes au point de vue ornithologique.

 

« Or, Ouessant est, en France, un point de reconnaissance et un reposoir pour beaucoup des migrateurs nordiques à leur double passage, comme c'est le finis terræ avant la barrière océane pour les migrateurs venant de l'est et l'importance de sa position au point de vue de la migration est indéniable.

Un observatoire dirigé par une compétence rendrait d'immenses services à la science et relèverait un peu l'honneur national en cette matière. »

 

Les collections constituées par M. Lebeurier à Primel, et par M. Léo Lelièvre à Portsall permettent de juger de l'importance que ne tarderait pas d'acquérir un observatoire à Ouessant.

 

Arthur, lui, reçoit des visites.

Un vieux Portsalien qui venait de le voir, nous confiait :

« Il s'est passé tant de choses à Trémazan qu'il faut voir un présage en cette affaire.

À mon idée, les corbeaux ont voulu tuer celui d'entre eux qu'ils prenaient pour une colombe ;

mais trop de sang a coulé au donjon et ce nouveau crime a été évité de justesse. »

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