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Fenêtres sur le passé

1937

Visite au phare du Créach

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Source : Regards 7 octobre 1937

 

Auteur : Yves Grosrichard

 

L’intérieur de la tour était sombre comme un ciel de novembre.

 

Les murs étaient gris, l'escalier était gris et grise semblait même la lueur des deux lanternes accrochées aux, parois.

On distinguait quelques filets bruns suspendus tant bien que mal, deux bottes de pêche racornies par le temps

et quatre ceintures de sauvetage sur lesquelles se lisait difficilement, ici,

« Cinq Frères, Cancale », là, « Forban, Dunkerque » ;

tout ce qui restait, sans doute, de deux chalutiers qui avaient sombré dans les parages,

brisés sur les récifs du Fromveur, et qui étaient allés rejoindre dans les profondeurs les carcasses de centaines

et de centaines d'autres victimes.

 

Ouessant, le sinistre pays des filles de la mer !

Le phare du Creac'h, dont notre groupe gravissait en cet instant les degrés, s'y dresse au-dessus d'un paysage de tourmente.

Les grands navires qui passent au large bénissent son feu et s'en écartent.

Car, s'en approcher, c'est la mort.

Tout autour, plusieurs milles à la ronde, la mer bouillonne, jette sans trêve contre les cailloux, même par beau temps, des lames de vingt mètres de haut, dans un bruit de jugement dernier.

Malheur à celui qui s'y laisse prendre.

 

L'escalier débouchait sur une petite terrasse circulaire, où il nous fallut attendre, parce que trente autres visiteurs étaient déjà dans la lanterne.

On passa le temps à raconter des légendes, des histoires de naufrages, de pirates, chacun renchérissant,

comme il se doit.

Des enfants, que leurs mères épuisées par l'ascension avaient posés à terre, trépignaient de ne rien voir, le parapet leur cachant tout spectacle.

Les appareils photographiques fonctionnaient tous, à une telle cadence qu'on eût dit un grésillement.

 

Enfin, dans la tôle de la tourelle, une porte s'ouvrit, si petite qu'elle faisait penser à un trou de souris.

Les voyageurs qui nous avaient précédés s'en allèrent en commentant la puissance des lampes et l'aspérité de l'échelle qui y conduit.

Leurs voix, d'abord distinctes, s'engouffrèrent peu à peu dans la spirale de la tour et ne devinrent bientôt plus qu'un murmure confus, vite éteint.

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Nous entrâmes.

 

— À droite ! ordonnait le gardien.

 

Nous fûmes, en quelques instants, rangés et tassés en cercle dans l'intérieur de ce cylindre de tôle,

dont tout le centre était occupé lui-même par un autre cylindre sur lequel on lisait :

Cuve rotative à mercure, 1.200 kilogrammes.

 

Les pères en profitaient pour donner quelques explications à leurs garçons ébahis.

Comme toujours, le groupe comprenait un ou deux de ces messieurs qui savent tout, parlent pour se faire entendre et ne débitent, naturellement, que des âneries.

C'est ainsi que l'un d'eux nous apprit que le mercure a été choisi pour la rotation des lanternes parce qu'il se met en boules et qu'il remplace ainsi avantageusement les roulements à billes.

 

L'un après l'autre, nous quittâmes cet étage en escaladant l'échelle de fer qui conduit à la lanterne.

Au niveau du dernier échelon, le plafond est percé d'un trou par lequel il faut passer en essayant de ne pas se heurter le crâne.

 

Plusieurs visiteurs s'assommèrent généreusement ;

cet intermède, comme nous crûmes le comprendre d'après les réflexions du gardien, fait d'ailleurs partie des divertissements prévus.

 

Là-haut, c'était fini de rire.

Les lentilles, qui ressemblent à des yeux monstrueux, faisaient l'objet de la curiosité unanime.

On admirait le travail merveilleux du cristal, l'emboîtement parfait de tous les cercles, la minutie des montures.

Le ronronnement du guide berçait les méditations individuelles :

 

— Une portée de quatre-vingts kilométrés, une lueur qui, par temps clair, va jusqu'à deux cents kilomètres.

Le plus puissant du monde.

La durée des charbons entre lesquels l'arc électrique prend naissance est de trois heures.

Actionné par un moteur de trois chevaux seulement.

En cas de panne, le remplacement des lampes demande à peine quinze secondes, grâce à ces chariots montés sur rails que vous voyez ici…

Cinq cents millions de bougies…

Le plus puissant du monde…

L'intervalle des éclats est de quarante secondes…

Lampe de six mille bougies…

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Les regards scrutaient cet ensemble de pièces compliquées, soignées comme des bijoux, dont le magique assemblage permet de sauver tant de vies humaines.

Le guide, cependant, n'était pas encore au terme de son énumération :

 

— Le poids total des deux tourelles (car, au-dessus de vous, il en est une identique), est de soixante-douze tonnes…

 

« Elles seront complètement démontées pour être remontées pièce par pièce à Ouessant,

l'installation sera sans doute terminée en 1939. »

 

À Ouessant ?

Ah ! Bah? N'y étions-nous donc point ?

 

Non, certes.

Il fallut sortir des brumes du rêve.

En se penchant vers l'extérieur, chacun de nous apercevait la mer, en effet, mais une autre mer, une mer humaine, dont les flots venaient battre le pied même du phare.

 

Une foule sans cesse plus dense, plus bouillonnante, se pressait dans l'Exposition, pénétrait dans les pavillons,

en ressortait, en un étrange mouvement de ressac, affluait, refluait, compacte, énorme, dans un grondement sourd.

 

Nous redescendîmes et il y eut encore quelques " assommades " à l'échelle.

 

Au bas de la tour, édifiée sur le Palais de la Lumière, d'autres visiteurs demandaient à monter.

 

— Trop tard, leur répondit le préposé, revenez demain.

 

La nuit tombait, en effet.

Bientôt, là-haut, la lanterne s'alluma.

Le rayon, un peu bleu, commença de balayer l'espace, saisissant au vol tout ce qu'il heurtait au passage,

un morceau de Tour Eiffel, un fragment de pavillon, un essaim de visiteurs sur une terrasse, un monument,

un groupe d'arbres, un dôme, Paris, Paris, Paris...

 

Ainsi le phare qui, pour tant d'années, signifiera bientôt :

« Danger N'approchez point ! », commence sa mission par un signe contraire:

« Approchez ! Soyez les bienvenus ! »

 

On lui devait bien cette consolation.

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