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Fenêtres sur le passé

1935

Proella ou Broella ouessantines ?
par Charles Chassé

 

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Source : La Dépêche de Brest 3 janvier 1935

 

François Ménez a dit ici, en homme averti, tout le bien qu'il fallait penser de l'excellent ouvrage d'Auguste Dupouy : « Face au couchant ».

Je ne puis donc que m'associer à cette louange et répéter, après lui, toute la joie que j'ai ressentie à voir fixer aussi vigoureusement et aussi finement par notre ami concarnois, les caractéristiques de notre ardent Finistère :

« Ailleurs, sur les bords de la Seine ou de la Loire — écrit Dupouy — dans le jardin angevin

ou dans celui de l'Île-de-France, il y a de beaux arbres, d'aimables logis.

Mais les uns et les autres ont l'air, pour des yeux bretons, d'être seulement posés sur le sol, en attendant qu'on les transplante ou les déplace ; en ce lointain Finistère, c'est entre le sol, la végétation, l'habitation, une rude harmonie, cordiale pour l'indigène, hargneuse, il se peut, pour l'étranger.

Un pays qui a connu tant de rafales et de raz de marée et, sur le plan historique, tant d'empoignades, tant de ravages, se doit d'avoir une physionomie non pas dolente, comme le veut certaine tradition, mais violente.

Il est fait pour plaire aux âmes passionnées, ivres de leur détresse, nourries de leur affliction, bandées dans leur énergie. »

 

Chaque page du livre évoquera chez le lecteur né breton des souvenirs personnels et nostalgiques.

Je me suis pour ma part attardé longtemps devant le dessin inédit de Mathurin Méheut qui illustre le chapitre final sur les cimetières marins et qui représente une Ouessantine agenouillée près du monument des proellas.

Et cela m'a rappelé les discussions qui, pendant des années, ont mis aux prises les grammairiens sur l'étymologie et même l'orthographe du mot « proella » qu'il faudrait, à vrai dire, écrire « broella ».

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Mathurin Meheut.jpg

Mathurin Méheut

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« Laissons à ce mot son mystère » dit Dupouy.

Je ne suis pas de son avis, car je crois que la question doit être maintenant considérée comme définitivement tranchée.

 

Je ne me permettrais pas de soutenir cette opinion avec pareille hardiesse si tous les spécialistes de l'étymologie bretonne ( même ceux qui avaient défendu d'abord d'autres thèses ) ne s'étaient, en dernière analyse, ralliés tous et à la forme broella et à une même explication du mot.

 

Qu'est-ce que la broella ?

C'est la cérémonie qu'à Ouessant, on organise en l'honneur des morts en mer dont le corps n'a pas été récupéré et le cadavre du décédé, en cette circonstance, est représenté par une croix de cire que certains auteurs ont confondu à tort avec la broella, terme qui s'applique uniquement au rite.

« Il y aura broella, ce soir, chez untel » annoncent ceux qui convoquent les amis à la veillée funèbre.

 

Il est intéressant de remarquer qu'on n'utilise des croix de cire que depuis une date assez récente.

Dans la Revue Celtique de 1870, Le Men écrit qu'il a connu le temps où l'on employait des croix de bois.

Ces croix on les enterra d'abord au cimetière après la cérémonie ;

plus tard, on les déposa à l'église dans une urne et, lorsque l'urne était pleine, on allait les ensevelir toutes ensemble au champ de repos.

Enfin, lorsqu'en 1868, un édicule destiné à recueillir les croix eut été construit au cimetière, on prit l'habitude de profiter de certaines missions pour transporter ces reliques de l'église au monument.

C'est ainsi qu'en novembre 1923, on déposa 113 croix de bois dans le reliquaire ;

or, il y avait quinze ans que cette translation n'avait pas eu lieu il y avait donc eu en 15 ans 113 broellas à Ouessant.

 

Mais revenons à ce mot même de broella.

Sous sa forme de proella, la seule que connussent les étrangers à Ouessant, sur le témoignage de Luzel d'abord puis de Le Braz, il avait intrigué la plupart des chercheurs, Le Braz s'étant demandé si le terme n'était pas simplement une abréviation de la formule funèbre : « pro illa anima ».

Un autre jour, Le Braz encore avait suggéré qu'il y aurait peut-être un rapprochement à établir entre proella et le latin procella, tempête,

 

Cependant, plusieurs Ouessantins avaient protesté contre l'apposition du mot proella sur le monument du cimetière ; ils réclamaient : broella et, dans les Annales de Bretagne, revue de l'Université de Rennes, un savant bénédictin originaire d'Ouessant, le P. Malgorn, s'associa à la protestation.

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En 1913, dans un mémoire adressé à la Société archéologique du Finistère, G. Esnault qui a publié de si remarquables études sur le parler brestois, tenait, lui aussi, pour la forme broella.

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Mais celui qui a complètement clarifié le problème, c'est un professeur du lycée de Quimper, Cuillandre qui originaire de Molène, a démontré en 1921 et 1922, au cours d'articles parus dans les Annales de Bretagne, que le mot broella est formé de bro, pays avec adjonction d'un suffixe d'infinitif en ella, comme on en trouve dans nombre de verbes bretons.

Il ne manque pas en breton d'infinitifs qui pareils à celui-ci, sont devenus substantifs.

Ainsi, en français, le déjeuner, le dîner, le savoir ne sont-ils pas d'anciens infinitifs ?

Broella donc signifie ramener au pays, rapatrier ; d'où (comme substantif) : rapatriement.

« Par la vertu du rite de l'enterrement fictif — dit Cuillandre — le corps perdu est retrouvé.

Il revient mystiquement recevoir la sépulture de la terre qui l'a vu naître et l'âme qui errait en peine entre enfin dans son éternel repos »,

 

Je me souviens que l'éminent celtisant Dottin (d'ordinaire si prudent) m'a déclaré jadis qu'après la découverte de Cuillandre l'affaire était définitivement réglée.

C'est aussi ce que m'a récemment écrit Pierre Leroux, actuellement professeur de celtique à l'Université de Rennes ; enfin Loth, le regretté professeur de celtique au Collège de France, qui avait d'abord songé à un vieux terme celtique : brogi-gellimo qui eût signifié : assurance de repos dans le pays, renonça à son hypothèse quand il eût appris l'existence, en vannetais, de la forme verbale : broein, retourner au pays.

Enfin l'autorité religieuse accepta solennellement les conclusions de l'ensemble des étymologistes puisqu'en 1923,

la Semaine religieuse du diocèse de Quimper exprimait le regret que le monument d'Ouessant portât « proella »

au lieu de broella ».

Ajoutons encore qu'au moment où Cuillandre publiait le résultat de ses investigations le professeur de celtique à l'Université de Christiana qui de son côté, était parti en chasse, informait M. Loth que lui aussi (et sans avoir connu le travail de Cuillandre), il était parvenu à des conclusions identiques.

 

La communication de Cuillandre n'est pas seulement intéressante pour des grammairiens.

« Outre — comme le constatait l'érudit Molénois — qu'elle a le mérite de nommer d'un nom breton une coutume toute bretonne, elle donne à la cérémonie funèbre, jadis évidemment païenne, aujourd'hui chrétienne, son vrai sens :

un sens qui se révèle profondément humain ».

Poursuivant ses études sur ce point, Cuillandre a noté un certain nombre de récits restés dans sa mémoire depuis son enfance à Molène, îlot où la coutume de la broella existe quoique plus simplifiée puisqu'une croix n'y est pas substituée au corps absent, pendant la cérémonie funèbre.

Les anciennes traditions, à Molène comme à Ouessant, veulent que l'âme entreprenne après la mort une grande navigation dans l'autre monde.

Mais cette navigation ne peut se produire que si le rite de la broella a été préalablement accompli, à défaut d'un ensevelissement effectif.

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Veillée de la Proella - Chièze Jean 1898 - 1975.jpg

Veillée de la Proella

Chièze Jean

1898 - 1975

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Le rite de la broella libère les Anaon de leurs douloureuses attaches avec les vivants comme le fait dans d'autres cas (lorsqu'une âme a été coupable) le paiement de dettes jusque-là en suspens.

On raconte, par exemple, dans l'archipel d'Ouessant, que la nuit, il est possible d'y voir des morts qui, avec leurs dents, s'efforcent de remettre en leur juste place une borne qu'ils avaient frauduleusement déplacée pendant leur existence terrestre ; et la borne n'avance que de la largeur d'une dent par nuit.

Ce n'est qu'après leur faute expiée ou après le rite de la broella accompli que les âmes ont enfin le droit de voguer vers le monde des bienheureux.

Alors, il leur est loisible de mettre à la voile pour cet univers mystérieux ;

ou plutôt, ce sont les voiles qui se hissent d'elles-mêmes et l'ancre remonte toute seule à bord comme par enchantement.

 

Chaque âme a sa barque et vagabonde pour son plaisir d'île sainte en île sainte sur un océan désormais sans dangers.

C'est pourquoi, avant de mourir, beaucoup de Molénois se préoccupent de la marée et de la direction du vent.

Il s'agit là si bien d'un idéal païen que les légendes ouessantines ne parlent pas du sort des femmes dans ces croisières de rêve ;

il semble bien qu'on soit là-bas entre hommes puisqu'on y traite d'affaires sérieuses et qu'aucune âme féminine ne vous attende dans chaque port.

 

Depuis que j'ai lu Cuillandre, j'ai eu l'occasion de parcourir l'ouvrage si important du folkloriste Sir James Frazer sur « La crainte des morts » (Nourry, 1934).

J'y vois que des croyances assez analogues à celles des Molénois sur une navigation posthume se retrouvent chez beaucoup de populations primitives :

« Certaines peuplades qui enterrent leurs morts — dit Frazer — ont l'obligeance de les pourvoir d'échelles, grâce auxquelles ils montent au ciel ou au séjour des bienheureux, où qu'il se trouve. »

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Mais souvent, c'est par-delà les mers que des populations voisines de la mer ou riveraines des fleuves localisent le paradis ; dans ce cas, ce n'est plus une échelle, mais un bateau qui est placé à la disposition du défunt :

« Les Melanans de Bornéo construisent, par exemple — a-t-il enregistré — des bateaux pittoresques, décorés de drapeaux et d'autres ornements destinés à servir aux esprits des trépassés qui voyagent dedans, à ce qu'on suppose,

au cours de migrations outre-mer.

Ces esquifs sont placés près des tombes.

Parfois, on lançait ces bateaux à la mer, chargés de pagnes et de nourriture à l'usage des morts quand le jusant était fort et pouvait conduire l'esprit à sa demeure dernière.

Jadis, on enchaînait souvent un esclave sur le bateau pour servir son ancien maître pendant son dernier voyage. »

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