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Fenêtres sur le passé

1935

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Le massacre des innocents

Source : La Tribune 13 juillet 1935

 

Auteur : Keffleut

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Le massacre des innocents

 

Je me trouvais mardi dernier dans une voiture conduite par un ami obligeant

qui s'était offert à me piloter pendant quelques jours à travers une partie

du Léon que je connaissais trop superficiellement à mon gré...

 

Comme nous traversions le bourg de Plouguin, un enfant de cinq à six ans,

qui jouait devant une boutique avec une demi-douzaine d'autres bambins

de son âge, vint se jeter devant notre véhicule et fut renversé.

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Par bonheur, nous roulions à moins de 20 km à l'heure et pûmes nous arrêter

sur trente centimètres, sans que les roues eussent passé sur le corps

du petit étourdi, aussi nous pûmes relever celui-ci avec une simple éraflure

au front et le reconduire chez ses parents, plus suffoqué de peur

que physiquement endommage.

Si par malheur notre allure avait été plus rapide et si le conducteur avait eu

des réflexes un peu moins prompts, c'est très probablement un petit cadavre que nous aurions ramassé sur la chaussée goudronnée, et ramené à sa mère

qui venait de lui beurrer la tartine de quatre heures...

 

Mercredi soir, un de nos concitoyens revenait de Brest au volant de sa voiture, par la route nationale, et roulait aux environs de Kermat en Guiclan,

lorsqu'ayant croisé une charrette chargée de foin, il vit déboucher devant lui

un jeune garçon qui traversait la chaussée en courant.

Comme la route était droite, l'automobiliste filait bon train.

Le pare- choc de la voiture projeta brutalement l'enfant à plusieurs mètres

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GOURVIL Francis dit Fanch GOURVIL.

Pseudonymes : KEFFLEUT, BARR-ILIO

Né le 5 juillet 1889 à Morlaix (Finistère),

Mort le 19 juillet 1984 à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) ;

barde breton, journaliste, libraire (1919) ;

militant de la Jeune République puis du Parti national breton ;

écrivain, linguiste, cofondateur de la Nouvelle Revue de Bretagne (1947).

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sur le bas-côté de la route, et c'est une pauvre loque sanglante qui fut retrouvée sur l’herbe,

toute vie s’en étant exhalée à jamais lorsque les parents revirent celui qui venait de les quitter

pour prendre ses ébats d’après dîner.

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Feuilletez n’importe quel journal, n'importe quel jour de l'année, mais plus particulièrement en été,

vous ne saurez manquer de trouver de faits-divers de ce genre, souvent à raison de plusieurs cas

pour un même numéro de journal ;

et si vous preniez la peine de dresser la liste des seuls accidents mortels survenus dans des conditions identiques, vous arriveriez au bout de quelques mois à des chiffres d’une éloquence douloureuse.

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Chaque année, ce sont ainsi des milliers d’enfants

qui sont brutalement enlevés à leur famille et à la société par suite d’accidents de la circulation.

 

Qui blâmer de cette hécatombe humaine ?

Les uns ont vite fait de mettre tous les accidents au compte

de la seule imprudence des automobilistes.

D’autres s’en prendront uniquement à l’étourderie des enfants

qui ne s'assurent jamais que la route est libre lorsqu’ils veulent

la traverser.

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Certains en voudront particulièrement aux parents, qui ne surveillent pas d’assez près les ébats de leur progéniture.

 

Personne ne songe à reprocher à la société la responsabilité qui lui incombe dans ces massacres quotidiens.

Je sais bien que certains conducteurs d’autos sont enclins à considérer que la route leur appartient,

n’appartient qu’à eux seuls, et se désintéressent trop souvent des conséquences fatales de leur sans-gêne.

Je sais aussi que les gosses, comme trop de grandes personnes, sont d’une incurable légèreté, et négligent les faciles précautions qui leur éviteraient, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, d'être victimes d'accidents de la circulation.

Je sais encore que les parents sont à blâmer très sévèrement pour ne point interdire à leurs enfants de s'amuser

sur la chaussée des routes, qu’elles soient nationales, de grande communication, ou vicinales.

Mais je crois fermement que la muflerie des automobilistes oublieux de leurs devoirs serait moins souvent meurtrière, que l'étourderie des enfants serait moins tragique, et que le laisser-aller des parents pourrait être combattu

si la société faisait ce qu’elle doit et ce qu’ elle peut sur ce point.

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L'une des préoccupations premières de la société,

surtout dans un pays a natalité déficiente et à mortalité comparativement trop forte, comme la France,

ne devrait-elle pas être de préserver l’enfance des fléaux

de toutes sortes susceptibles de la décimer ?

 

Un enfant représente un élément vital dans la nation, un capital,

un potentiel dont personne ne peut prévoir le développement futur ; et il semblerait que rien ne dût être négligé pour conserver intact

ce trésor, en devenir, qui contribue à la force et à la richesse du pays.

 

Cependant, que fait-on réellement pour la sauvegarde de l'enfance ?

 

Presque rien par rapport au minimum indispensable.

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Où sont les terrains de jeux que non seulement toutes les villes, mais encore tous les villages et les hameaux importants situés à des carrefours dangereux devraient posséder ?

Où sont les arrêtés municipaux, préfectoraux ou gouvernementaux interdisant aux parents,

sous peine de contravention, de laisser jouer leurs enfants sur les routes ?

On ne le sait que trop...

Et faute des aménagements nécessaires d’une part, faute de l'énergie indispensable d’autre part,

on gaspille cruellement tous les jours des réserves vitales déjà trop maigres.

 

Qu'on ne m’objecte pas que des terrains de jeux couteraient cher,

et que des arrêtés de ce genre seraient difficiles à appliquer.

La plupart des autres pays nous ont précédés dans ces réalisations.

Vous pouvez circuler toute la journée sur les routes anglaises sans risquer une seule fois d’écraser un enfant

pour la bonne raison que la place des gosses est au « play ground » dont chaque village est pourvu,

et qu’une contravention serait dressée aux parents d’un enfant victime d’un accident survenu

à cause de leur négligence.

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Vous savez par ailleurs ce que l’Allemagne, l'Italie et la Russie,

par exemple, ont fait pour la sécurité des jeunes couches

de la population.

Mais en France il n’y a qu'une chose qui compte

aux yeux des gouvernants :

le nombre présent des contribuables et des hommes de troupe...

 

Quant à ce que sera ce nombre d’ici dix-huit ou vingt ans,

ils laissent à leurs successeurs éventuels, qui n'y songent guère peut-être plus qu'eux-mêmes, le soin de méditer sur sa diminution.

 

Et c'est pourquoi se poursuit journellement un massacre des innocents plus meurtrier que la plus meurtrière

des épidémies infantiles.

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