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Fenêtres sur le passé
1933
Nène, la femme matelot d'Ouessant
Source : Le Matin 30 juillet 1933
Vous n'allez peut-être pas la trouver chez elle, m'avait dit un, habitant.
Par ce beau temps, elle pourrait bien être à la pêche dans les rochers.
De fait, c'était une journée superbe.
Le bateau qui m'avait amené de Brest et venait d'aborder Ouessant n'avait pas beaucoup plus secoué ses passagers que ne faisait présentement le char à bancs sur le siège duquel nous nous cramponnions, mon conducteur et moi, tandis que son robuste cheval foulait d'un pied sûr, comme celui d'une chèvre, les chemins caillouteux qui mènent à ce canton de l'île que l'on nomme le « Stiff ».
Une brise légère agitait les ajoncs et les fougères de la lande et un soleil, qui avait heureusement tempéré son ardeur des jours précédents, versait la joie de vivre parmi la sévérité du décor.
Disséminées, face à la côte sauvage, les maisonnettes en pierre de roche semblaient sommeiller dans la tiédeur, de cette relevée.
Un moulin à vent tendait sous le ciel ses ailes immobiles, et le bruit rythmé de quelque fléau battant la moisson sur l'aire, à la mode ancienne, me parvenait seul, de ci, de là.
Cependant, j'arrivais au terme de mon voyage.
Les premières maisons du Stiff m'apparaissaient déjà et celle de « Nène » se trouvait parmi elles.
« Nène », Eugénie Tual de son vrai,nom, « Nène » étant l'abréviatif familier du prénom Eugénie est cette femme matelot dont le Matin, ces jours derniers, signala l'existence à l'occasion de la mesure gracieuse prise à son égard par le département de la marine marchande l'octroi d'une allocation exceptionnelle sur la caisse des invalides de la marine.
Le rapport d'enquête fourni à l’administration maritime à cette occasion, sur le cas de notre héroïne, s'exprime ainsi.
« Mlle Eugénie Tual, aujourd'hui âgée de 70 ans, et d'une santé précaire, a été à la mer depuis sa plus tendre jeunesse, jusqu'à l'an dernier.
« À l'âge de douze ans, elle accompagnait son père à bord du canot Marie-Louise et prenait part à la petite pêche pendant l'été, de même qu'en hiver quand le temps le permettait.
Jusqu'à la mort de son père, survenue en 1904, elle l'accompagna d'une façon régulière.
Plus tard, elle monta les embarcations de plusieurs patrons de son village, jusqu'en 1912.
Elle fit alors construire une « plate » et navigua pour son compte.
De plus, en 1929, elle eut un « rôle de plaisance » ouvert au titre de la plate Nène, que lui avait prêtée le service des ponts et chaussées. »
Et trois patrons de barque qui l'eurent successivement sous leurs ordres sont venus témoigner :
Nous certifions qu'Eugénie Tual connaît parfaitement la pêche et la manœuvre des petites embarcations qu'elle montait, et rendait à bord les mêmes services qu'un bon marin.
Au fond d'une cour, plusieurs silhouettes ouessantines sont, apparues, dont celle, étrangement menue, d'une vieille femme.
« Nène » appelle mon guide.,
D'un même mouvement, les trois têtes se sont retournées.
« Eh Nène, c'est quelqu'un qui voudrait vous parler. »
Un rapide colloque s'est engagé entre les trois femmes, tandis qu'elles examinent, la dérobée, l'intrus.
Un, colloque, bien entendu, en cette langue armoricaine dont le débit rauque et précipité oppose une infranchissable barrière à la curiosité du profane.
Enfin, Nène se détache du groupe et fait quelques pas.
C'est un petit être maigrichon et sec, à la peau tannée par les embruns, étrangement accoutré d'un vieux jupon serre à la taille par des cordons de fortune et d'une pèlerine noire rapiécée.
Un foulard effiloché, des bas de tricot grossier, dont le pied tient lieu de chaussure, et, sur la tête, dont la chevelure longue s'épand librement dans le dos à la mode ouessantine, un vieux feutre masculin !
Nène n'est point causeuse, et il ne faudrait pas attendre, d'elle-même, sans doute, un récit détaillé, de sa vie.
Elle parle d'une petite voix lasse et calme, qui s'anime un peu tout de même lorsqu'il est question de sa vieille « plate », la fidèle compagne de ses randonnées de pêche parmi les couvrants perfides qui contournent les récifs de la côte.
Son vieux « rafiot » tant de fois radoubé qui, maintenant, a pris, lui aussi, ses invalides et dont la carcasse de bois, que le soleil et la pluie effritent lentement, s'allonge dans un coin de la cour.
La maison de Nène est une maisonnette en pierre, grise, comme la plupart de celles du pays.
Elle est venue l'habiter, voilà bien des années déjà, à la mort de son père.
Elle y vit seule, paisible, en attendant d'y mourir.
Un coffre, une table de ce même bois rustique dont sont faites les coques des bateaux, un antique lit clos qui encadre dans la cloison son entrée exiguë.
Aux solives, en guise d'ornement, des engins de pêche, des bouées de verre.
Au mur, un crucifix ; le cadre qui convient à l'existence de cette Bretonne de la côte sauvage qui a gardé l'âme simple et la profession des ancêtres.
Alors que tant de jeunes, rebutés par le dur mais salutaire travail de leurs campagnes natives, ont désespéré de la culture de la terre, laissé péricliter les vignobles, abandonné la côte, pour venir surpeupler les villes, Nène, la femme-matelot de l'île d'Ouessant a donné le magnifique exemple d'un indéfectible attachement au pays natal, de la foi en ses destinées, si aride, si sauvage qu'il soit, et quelque ingrates que se soient montrées les rémunérations qu'elle en a obtenues,
Ainsi le geste généreux que vient de faire le département de la marine marchande, en faveur de l'humble et vaillante côtière, prend-il la valeur d'un symbolique encouragement.