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Fenêtres sur le passé

1933

Dans les courants d'Ouessant par Charles Léger

 

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Source : La Dépêche de Brest 8 avril 1933

 

Les courants ont là des allures de fleuves impétueux.

Ils filent avec une telle rapidité que leur niveau semble s’élever au-dessus de l'Océan.

 

Sur la mer huileuse, leur bordure forme un bourrelet inquiétant.

 

Ouessant, pour se défendre, dresse de ce côté ses plus hautes falaises.

Et en cette baie du Stiff, au pied de ces hauteurs abruptes, on se croirait au fond d'un cratère.

 

Le mariage de la Manche et de l'Atlantique ne s'effectue pas dans la langueur et les douces étreintes !

 

Quels terribles traits d'union que le Fromveur et le Florus I

 

Le premier court entre la côte sud de l’île et le plateau aux récifs innombrables de Balanec, Bannec, Molène, prolongé du sinistre massif des Pierres-Vertes.

Large de plus d'un mille profond de plus de 50 mètres, il se précipite du suroît au nord-est, à la vitesse de neuf nœuds pendant les vives eaux.

 

Engagez-vous avec lui dans ce passage à la fin d'une marée, il vous emportera comme fétu.

Et si vous ne l'avez pas franchi au flot, il se retourne contre vous avec la même impétuosité.

 

Et pour comble, si vous vous rapprochez de l’île, vous deviendrez le jouet de nouveaux courants dont la diversité se discerne mal à moins que vous ne soyez victime des remous.

 

Au nord d'Ouessant, c'est le Florus, plus mauvais encore.

Ce courant-là peut atteindre, lui, jusqu'à dix nœuds.

 

Il se dessine les jours de calme sur le large et, parallèlement, brise sur le Crom, Keller, Kingy, la chaussée de Keller aux multiples écueils.

Lui aussi a ses courants dérivés, lui aussi a ses remous auxquels on n'échappe guère, si l'on ne s'en méfie et si le vent ou la brume viennent accroître la difficulté.

 

Tous ces dangers, on s'est, depuis bien longtemps, efforcé de les signaler aux navigateurs.

Mais quelle tâche en un pareil entassement de violences !

 

Elle fut commencée en 1680, alors qu'on allumait des feux sur la falaise du Stiff, point culminant de l’île.

En 1695, Vauban faisait construire le phare actuel composé de deux tours accolées contenant, l'une l'escalier, l'autre les chambres des gardiens.

 

Sur la plateforme qui les domine, on entretenait à ce moment la nuit huit mois par an, un feu de charbon.

Ce n’est qu'en 1780 qu'on installa des lampes à réverbère.

En 1831, on y tira parti des découvertes de Fresnel.

Aujourd'hui on sait de quelle puissance sont dotés tous les phares.

 

Mais tout cela est apparu insuffisant et l’on veut compléter la signalisation.

L’administration des phares et balises s'y emploie sans arrêt, mettant à profit tous les instants propices, tirant parti de toutes les inventions nouvelles.

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Voici son grand baliseur, le Georges de Joly, traversant le Fromveur, doublant la pointe du Stiff, filant le long du Florus.

Sur la plage avant, à tribord, gît une grande bouée entourée de ses chaînes.

On s'en va la placer sur la roche la plus éloignée de l'archipel ouessantin : Basse Gallet.

 

Située à deux milles du Créach, à l'extrémité nord-ouest de la chaussée de Keller, cette roche a été maintes fois signalisée.

On y a déjà mouillé des bouées.

Les premières ont été emportées par la mer et le courant.

D'autres, plus volumineuses, plus solidement ancrées, manquaient de flottabilité et, par suite, de résistance.

 

C'est qu'il y a là un fond de cent mètres, nécessitant l'emploi d'une chaîne de plus de quatre cents mètres.

Une bouée, fut-elle, comme celle-ci, de 26 mètres cubes supporte mal un pareil poids.

 

Cette fois, le système de retenue a été modifié.

Et sur la perpendiculaire on a substitué à la chaîne un câble d'acier à haute résistance.

Ainsi, la charge de la bouée est considérablement réduite.

 

Voici, sur le pont, 25 mètres de chaîne dite « cul de bouée », maillée sur l'appareil.

Les soixante mètres du câble d'acier spécialement tressé qui va remplacer la chaîne flottante.

La chaîne de pilonnage, longue de 40 mètres, qui, elle, est du plus gros calibre, car elle doit monter et descendre avec la marée, aller et venir sur le fond avec les mouvements que lui imprimera la houle et subir la plus grande usure.

Enfin, c'est la chaîne dormante qui, au bout de ses 300 mètres, se maille à quatre crapauds pesant chacun deux tonnes et demie.

 

Et pourtant, les îliens eux-mêmes désespèrent.

Ils ont vu de si puissants ouragans, ils ont assisté à de telles tempêtes qu'ils n'osent croire, malgré les témoignages de l'œuvre accomplie autour d'eux, qu'une entreprise humaine y puisse résister.

— Cette bouée-là partira comme les autres ! Prophétise une îlienne qui du sommet du stiff, suit la marche du baliseur.

— Rien ici ne peut tenir. Voyez Men-Corn...

 

Son doigt se tend vers l'entrée du Fromveur.

Une tourelle s'élève là, sur une roche, à un demi-mille de la pointe de Penallan, pour indiquer l'entrée du passage aux navires venant de l'Est.

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Nous avions vu, il y a une dizaine d'années, une autre tourelle établie sur les mêmes bases et que les vagues démolissaient.

— Celle-là, c'était la « Voleuse ».

On en a déjà construit plusieurs sur cette roche.

La mer, ici, voyez-vous, est terrible.

Demandez-le plutôt à Eugénie Tual qui la connait bien.

 

Eugénie Tual !

 

Une petite bonne femme voûtée qui nous avait bien surpris.

Nous avions, un jour, vu débarquer d'un minuscule canot conduit à la godille un pêcheur de homards engoncé dans sa capote cirée, la tête à demi enfouie sous le suroit.

C'était Eugénie Tual.

La chique aux dents, salivant avec vigueur, elle nous avait conté combien la vie est rude dans ces courants.

Fille de pêcheurs, elle avait commencé son existence maritime à 14 ans.

Mousse de son père, elle était devenue matelot accompli lorsqu'il mourut et poursuivit sa carrière.

 

La voici aujourd'hui plantée au milieu de la dune, surveillant deux tout-petits agneaux gambadant autour de leur mère.

Elle n'a guère changé, malgré ses 72 ans.

— La pêche ne va guère, nous dit-elle.

L'an dernier, elle fut très mauvaise.

Je vais recommencer maintenant mais sans grand espoir.

J'ai posé mes casiers tout alentour du Stiff et, le plus souvent, je les relève vides.

« Ce n'est plus comme autrefois.

J'ai pêché à la palangre, j'ai pêché la langouste, j'allais jusqu'à trois lieues en mer ;

pas un coin de l'archipel que je n'aie visité, à présent je ne prends presque plus rien.

On dirait que le poisson nous a fuis.

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« Si, encore, j'avais pu prétendre à la retraite comme les autres pêcheurs !

En effet, les règlements administratifs permettent à une femme d'embarquer professionnellement comme matelot, mais non pas comme patron.

Elle ne pouvait en tout cas prétendre ni à l'inscription provisoire, ni à l'inscription définitive.

Pas de fascicule, puisqu'elle ne peut pas être mobilisée.

 

Son cas ne peut être assimilé à celui des agents du service général qui comprennent, sur un paquebot, les femmes de chambre, les cuisinières, les lingères.

Celles-ci peuvent acquérir droit à pension, non pas sur la Caisse des invalides de la Marine, mais sur celle des retraites pour la vieillesse où leurs versements sont reportés,

 

Pauvre femme !

La voilà sans ressources aucune après 58 ans de navigation dans les courants les plus violents, parmi les plus dangereux récifs.

 

Le geste las, elle s'en va vers sa minuscule bicoque qui domine cette baie du Stiff où elle a tant peiné.

 

Gageons que l'administration de l'Inscription maritime, qui a déjà témoigné sa bienveillance, saura secourir sa détresse.

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