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Fenêtres sur le passé

1931

Les îles de l'épouvante par François Ménez
- Article 2 sur 3 -

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« ... Dans notre île, il n'y avait ni arbres ni buissons.

Elle avait l'air d'une chaîne de montagnes tombée en ruines, et tout autour, les écueils râlaient dans le ressac.

Mais nuit et jour il tonnait, écoute !

C'était la mer, il ventait ;

le vent criait continuellement et quand un humain passait sur la lande, il ondoyait comme un drapeau en loques... »

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C'est ainsi que Bernhard Kellermann, en quelques lignes puissantes, évoque Ouessant, dans ce livre qu'il a consacré à l'île et qui est, avec le Nègre du Narcisse, de Conrad,

le plus beau roman moderne qui ait été écrit sur la mer.

 

Le héros qu'il nous présente et qui n'est autre que lui-même, amené à Ouessant

par quelque hasard, s'est attaché à cette terre sauvage, en marge du continent,

et il y vit, au milieu du fracas du vent et de la mer, de la vie primitive des pêcheurs

dont il partage les dangers.

 

« Nous avions tout ce que le cœur peut désirer.

Nous avions des femmes à foison, nous avions à boire,

nous avions des tempêtes qui tourbillonnaient à une vitesse de quatre-vingts nœuds.

Nous n'avions besoin de rien : merci, passez votre chemin... »

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Bernhard Kellermann

1949

Et il n'a fallu que la petite Roseher pour jeter le trouble dans cette belle vie émouvante :

Roseher, l'unique fille blonde de l'île, aux yeux gris vert,

« à la bouche charnue et moelleuse, une de ces bouches qui se donnent toutes dans un baiser. »

Et l'étranger a aimé Roseher, quoiqu'elle fût la promise de Yann, son meilleur ami.

Il l'a aimée, il l'a prise, il l'a écoutée dormir, par des nuits de tempête ou de brume, avec un souffle égal qui répandait une sorte de sainteté.

Jusqu'au jour où son cœur battit suivant un autre rythme : Les grandes tempêtes peut-être en furent cause.

Son passé ayant été emporté comme par le vent, il vécut seul, quelque temps,

marchant dans la vie avec un cœur nouveau-né, le Seigneur lui envoyant des illuminations.

Jusqu'au jour où il fut pris par le charme d'une autre :

Yvonne, la fille d'Amorik, le gardien du feu, Yvonne aux cheveux noirs

« comme une crinière de jument, mais doux comme de la soie », qui avait fait un séjour à Brest,

« la grande ville mondiale » et y avait vu jouer une pièce au théâtre.

 

Mais il n'avait pas suffisamment tenu compte de la jalousie de Roseher, ni de la passion démesurée qui habitait

son corps brun.

Et Roseher se vengea, en dressant contre l'étranger son meilleur ami, Yann.

Or, rien n'est plus terrible qu'un pêcheur quand il est jaloux.

Il fallut que l'étranger quittât l'île qu'il aimait, le désespoir dans l'âme de se détacher des lames, du vent,

de toute la grande mer…

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L'intrigue est peu de chose, mais ce qui lui donne son prix merveilleux,

c'est la fougue poétique avec laquelle elle est menée,

c'est tout le mystère dont l'auteur la baigne.

Nous avons l'impression, et comme la sensation, de nous évader,

avec lui, du monde mesquin où la vie courante nous attache,

d'un monde plein de préjugés, de petites habitudes, de convenances étroites, de passions communes, pour nous tremper dans une atmosphère héroïque, qui nous exalte et nous sort de nous-mêmes.

 

Les filles d'Ouessant, Kellermann les voit tout autrement que Savignon :

« Belles tant qu'elles étaient pures, brunies et cuites par le soleil, le sang flambant sur leurs joues et dans leurs yeux ; avec des dents blanches et des cheveux

d'un noir de jais qu'elles portaient dénoués et épars sur leurs épaules...

Elles avaient le cœur simple ; elles étaient gaies et bruyantes et n'hésitaient pas longtemps, car elles n'avaient ni le temps ni le choix. »

 

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Les hommes de l'île, il en fait même un portrait vivant et sincère.

Ce sont de rudes hommes, qu'aucune civilisation n'a gâtés, primitifs et barbares, démesurés dans leur innocence

et leurs joies brutales.

Il serait curieux, — et c'est une enquête qu'à défaut d'une autre j'entreprendrais volontiers, — de savoir

quels insulaires servirent à Kellermann de modèles.

Il serait facile de les reconnaître :

Yann, le capitaine « à tête de chardon » récurée, pour la noce de Kédril, une vraie noce d'épopée,

« comme un pont de navire », avec ses yeux bleu-clair d'enfant nettoyés comme des fanaux ;

— Yann qui, de toutes les langues du monde, sait cinq mots retenus en naviguant, dont la plus ignoble injure

qu'il emploie quand ses connaissances lui font défaut ou quand les choses ne vont pas à son idée.

 

Puis c'est Joël, le marchand, le « Roi de l'île », en veston de cuir noir, la longue-vue aux yeux,

avec « un visage rouge-cire-à-cacheter qui respire l'aisance et une barbe noire qui crépite de santé ».

Sa boutique basse, avec ses chandelles et ses cordes pendant du plafond, « a l'air d'une grotte à stalactites ».

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C'est Kédril le pilote ;

Amorik, le gardien du Créach, méditatif dans son moulin de lumière ;

Gaston Grouzen, le fou, qui a mis de côté huit mille dollars en Californie et qui est maintenant occupé à courir d'auberge en auberge, du matin au soir, pour les croquer ;

Jean-Marie, le « roi de la mer » ;

Madame Chikel, qui règne au Grand-Hôtel, le premier de l'île,

et qui a le verbe haut et des mains comme des ancres ;

Monsieur Chikel, tout bardé de pansements, qui, se traînant dans l'ombre

de son épouse, rappelle un champignon,

« avec son chapeau de planteur à larges bords ».

 

La mer elle-même vit intensément dans cet ouvrage, et il semble bien qu'avant Kellermann, dans aucune littérature, nul n'avait parlé d'elle avec cette vérité et cette passion.

Il la connaît dans ses attendrissements et ses brusques fureurs.

Elle devient, à travers ses pages, un être doué de sentiment et de vie.

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Elle l'attire, lui sourit, « lui fait signe avec ses milliers de mains ».

Ou bien elle devient sinistre et se fronce « comme le front d'une bête sauvage qui perd patience ».

Alors elle a des tempêtes «  à arracher la chair des os ».

L'ouragan passe sur l'île « avec le ronflement de mille express en folie ».

C'est la chanson du chaos, comme au temps de la Création, « où il n'y avait encore rien que l'eau noire et la pierre nue ».

 

François MÉNEZ.

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