top of page

Fenêtres sur le passé

1931

Conte de Noël

Le retour de Marie par François Ménez

 

1931 - Le retour de Marie Conte de Noël.jpg

Source : La Dépêche de Brest 25 décembre 1931

 

Ce soir-là — c'était le Noël de 192....— Tudyne et Marie avaient résolu de le fêter dans un restaurant des halles : un fin souper au Champagne après la messe de minuit, qu'elles entendraient à Saint-Sauveur de Recouvrance.

Tudyne y tenait, à cette messe dans une petite église perdue.

Elle aimait les grandes liturgies religieuses, qui réveillaient en elle des ferveurs oubliées.

En dépit de ses autres faiblesses, elle demeurait pieuse, craignant Dieu et la mort.

Elle portait toujours au cou une croix de Saint-Tugen, pêle-mêle avec des médailles bénites de pèlerinages.

 

Si loin des cafés de Brest et de la rue de Siam, cette messe de minuit représentait à ses yeux une façon de pénitence qui déchargerait son âme de plusieurs gros péchés.

 

Elles s'y rendraient avec Jacques et Verdière, un capitaine de corvette d'aviation, un garçon plein de bonne humeur avec qui Marie était depuis deux mois.

Mais, pour un soir, elles changeraient d'ami, quittes à se reprendre le matin d'après.

C'est Tudyne qui l'avait voulu : façon de rendre la vie moins monotone.

Et Jacques souffrait, depuis une quinzaine, d'une lourde lassitude, due peut-être à ce qu'il avait, ces temps-ci, trop fumé.

Ça serait amusant, pour une fois, de changer.

On se dirait, le lendemain, ses impressions.

 

Jacques avait bien, un instant, protesté :

« Ça n'était ni possible, ni convenable... »

Et Marie s'était sentie, de son côté, très gênée.

Mais Tudyne, comme toujours, avait imposé son désir :

— Pour une fois, rien qu'une fois.

Vous verrez : ça sera curieux.

Eglise saint Sauveur Brest - 03.jpg

Elle avait en outre décidé, pour donner à la fête plus de piquant, qu'elles reprendraient, pour une nuit, l'habillement de leur enfance :

elle en Bigoudène à haute mitre, la taille et les seins pressés dans un corsage noir qui dessinait son corps maigre et nerveux ;

Marie en coiffe et châle-tartan à la vieille mode du pays de Goëlo, que Mme Guyonvarc'h, sa logeuse, lui avait prêté.

 

On s'était demandé d'abord, dans l'église, ce que pouvaient être ces deux couples et ces paysannes si fardées.

Mais, bien vite, on s'en était rendu compte, rien que d'un regard :

— Des traînées, ma pauvre.

Des coureuses, que je vous dis.

 

De l'ombre du bas-côté, Marie regardait, sous la lumière chétive, la houle des coiffes mêlées : toutes les coiffes de Bretagne qui s'étaient, cette nuit-là, dans cette église, donné rendez-vous.

Il y en avait du Léon, de Kerné, de son pays de Lannion, de La Roche et de Paimpol : des Trégorroises, avec des petits bords effilés comme des stylets, des « pain de sucre » et des « je n'ose », des marmottes de Landerneau,

des « numéro huit » et des « pensardin » de l'autre côté de la mer.

 

Marie éprouvait une tranquillité à se retrouver dans l'atmosphère pieuse de cette église qui sentait la cire fondue, la vraie paille de Noël des églises paysannes et les collets d'astrakhan de laine.

Tout y réveillait dans son âme les souvenirs des Noëls du passé — là-bas, dans son pays de Loguivy — :

ces coiffes qui mêlaient leurs rubans et leur neige et le décor humble de la crèche, avec ses bergers à houlettes, gardant, dans des montagnes de carton peint, des moutons noctambules qui, à l'apparition de l'étoile, s'arrêtaient net de brouter.

Eglise saint Sauveur Brest - 02.jpg

Cette nuit de Noël d'autrefois, quand ils étaient tous là-bas, en Goëlo, c'était la grande nuit de merveilles dont elle rêvait trois mois auparavant, la cime d'or de l'hiver.

Tous les homardiers étaient rentrés pour prendre, dans leurs maisons, leurs quartiers d'hiver.

La joie ruisselait avec le contentement et le bonheur.

On allait à la messe de nuit, par petits groupes, heureux, au retour, de retrouver la maison chaude et des châtaignes cuites sous la cendre.

 

Depuis, ah ! depuis...

Du temps avait coulé — dix ans, longs comme une vie — et les choses n'étaient plus les mêmes.

Elle se remémorait les derniers mois passés depuis le jour où, après la mort du grand'père, elle avait pour la deuxième fois quitté la maison.

Hervé en prison, puis libéré, parti dans une usine d'Aubervilliers ;

Yves parti lui-même, sa mère seule, qu'elle n'avait pas, depuis lors, revue.

Ah ! depuis, oui, du mauvais temps avait coulé pour elle.

 

Elle s'était cette fois, perdue pour jamais, enlisée dans sa mauvaise vie, allant de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'elle eût rencontré Verdière.

Elle avait éprouvé quelque remords, quelque répugnance, d'abord...

Elle avait erré, quelque temps, autour du port, à l'heure de descente des matelots, comme au soir où elle avait retrouvé Yves, espérant, qui sait ? qu'un extraordinaire hasard le remettrait sur son chemin.

Et puis, elle s'était abandonnée à la noce, inconsciemment, croyant à une vague fatalité contre laquelle tous ses efforts seraient inutiles.

 

Elle ne voulait plus songer à rien, ni à sa mère, ni à personne.

Et comment en trouverait-elle le temps ?

Elle était si prise par des occupations de toutes sortes :

de Sainte-Anne au Trez-Hir et de la Brasserie des Voyageurs ! …

Eglise saint Sauveur Brest - 01.jpg

Et voilà que, cette nuit, dans cette petite église de faubourg, d’où l’on voyait presque les remparts et la mer, et dont sa maison était si proche, elle se sentait reprise, malgré elle, par un malaise, une tristesse qu’elle refoulait en vain.

 

Être une petite fille encore, comme dix ou quinze ans plus tôt, avec son bonnet à trois pièces et sa frileuse de tricot, vivre de la vie tranquille et douce où les rêves sont clairs, où l'on n'attend rien de mauvais du jour qui vient, du temps qui passe...

 

Elle regarda autour d'elle.

Dans cette même église, treize mois plus tôt, avait passé le convoi du grand'père.

Le catafalque où son cercueil avait été posé était près d'elle, dans un coin, comme le rappel toujours vivant de la mort.

Elle entendait la messe vite expédiée, le dernier Libéra, les premières mottes de terre tombant sur le cercueil...

Sortie messe _04.jpg

Ses yeux tombèrent sur le prêtre qui officiait.

C'était l'abbé Le Denmat, qui avait extrémisé le grand'père.

Elle le revoyait lui-même, avec son sac noir, ses burettes, son air d’ascète inspiré.

Elle revécut, en une minute rapide, la maladie du grand’père, les derniers moments où il se débattait avec la mort.

Elle se rappela ses scrupules, ses remords, le dernier regard qu’il lui avait jeté, la promesse qu’elle s’était faite …

 

Juste à ce moment, Verdière, la voyant, les yeux vagues, comme abandonnée à un retour d’exaltation dévote, la frôla du coude, pour la ramener aux réalités, avec un sourire mi-amusé, mi-railleur.

 

Elle le regarda et baissa aussitôt les yeux, prise d’une grande honte, comme un dégoût d’elle-même, à l’idée du monstrueux échange voulu par Tudyne et auquel elle s’était résignée.

 

Il lui parut que toute la foule des fidèles qui l’environnait se tournait vers elle, comme dans les lapidations juives, les poings ou les ongles levés, et que l’abbé Le Denmat lui-même, l’ayant reconnue, se tournant à l’autel, la fixait d’un regard de colère et lui demandait compte de son reniement.

 

Alors n’y tenant plus, emportée par une décision subite, elle quitta sa chaise, gagna au plus vite la petite porte du bas-côté par où elle était venue et, sortie, tourna en courant pour n’être pas rejointe, par la rue de l’Église qui descendait jusqu’au mur d’enceinte, puis jusqu’à sa maison.

Sortie messe _03.jpg

La nuit était calme, une nuit de Noël bretonne, douce comme une nuit de printemps,

avec un léger crachin qui tombait.

Un grand silence pesait au long du mur d'enceinte derrière lequel on entendait, de temps en temps, le bruit d'une vedette fendant l'eau, trainant son feu de bâbord comme une étoile de Nativité.

 

Maria descendit, ainsi courant, jusqu'à sa maison.

Et, s'arrêtant au seuil, elle leva les yeux, jusqu'aux fenêtres du second.

Aucune lumière ; dans le silence et l'immobilité nocturnes, la maison était comme morte.

Alors Marie se sentit gagner par une peur, l’angoisse, si elle montait, de ne trouver personne là-bas, de se heurter à des fantômes.

Et puis, habillée comme elle l’était, était-ce une heure pour rentrer ?

Une fois, elle était revenue chez elle, dans ces conditions, mais avec Yves :

On lui avait pardonné.

Mais aujourd'hui, toute seule, dans la nuit ?...

Et qui donc, après ce qu'elle avait fait, pourrait avoir désormais confiance en elle ?

 

Elle n'avait pas, en quittant Verdière, songé à tout cela.

Écrasée par le destin, elle se trouva abandonnée, rejetée par tous, misérable et folle...

Elle se prit à remonter vers l'église, lentement.

Mais quand elle eut fait cent pas, elle sentit le cœur lui manquer et, s'appuyant au mur d'enceinte, sous un réverbère, elle laissa jaillir ses sanglots.

Sortie messe _02.jpg

Soudain, entendant monter du détour de la rue Neuve un bruit de pas, elle se redressa, séchant ses yeux et ses joues.

Un homme venait, un vieillard courbé, sous une longue pèlerine, en sabots, comme un père Noël de quartier pauvre, sans barbe et sans hotte, aux poches à peu près vidées.

Quand il fut à sa hauteur, elle le reconnut :

Brador, oui, Brador, de plus en plus voûté et amaigri.

Et lui-même, s'approchant, intrigué par cette fille en coiffe de Paimpol, qui semblait si fort en peine, seule dans ce quartier désert, s'arrêta, croyant bien distinguer les traits de quelqu'une qu'il avait connue.

 

— Marie... C'est bien vous, Marie Goaster ?

 

Elle se refusait à répondre, d'abord, honteuse, avec l'idée que, croyant à une méprise, il reprendrait son chemin.

Mais il insista :

— C'est vous, Marie, à cette heure, ici, et seule ?

Qu'est-ce qui vous arrive ?

Mais répondez-moi donc :

Elle s'était reprise à pleurer.

Alors, il s'approcha davantage.

Sortie messe _01.jpg

— Vous avez vu votre mère ?

— Je venais pour cela, dit-elle, faiblement.

Et puis je n'ai pas osé.

Après ce que j'ai fait, vous comprenez.

Elle ne me pardonnerait pas.

 

— Elle vous pardonnera, dit Brador.

Vous verrez, c'est une pauvre bonne femme sans rancune...

Et elle a besoin de quelqu'un.

Elle ne va pas trop fort, cet hiver.

Vous comprenez, seule...

Allons, venez.

 

Il lui prit le bras ; elle résista d'abord, puis se laissa conduire.

Ils descendirent à pas lents la rue.

 

— Pour une fois, disait Brador, j'ai bien fait de sortir la nuit.

Vous verrez, votre mère sera bien contente...

C'est qu'elle ne va pas fort.

Elle ne peut plus faire son ménage de Pontaniou...

Ce n'est pas comme les Signor.

Ils boivent, eux, du loufoque, comme des trous.

Et ils sont riches : ils ont de quoi !...

Misère...

Pour user, qu'elle dit, les frusques de sa fille, la vieille s'est mise en chapeau.

 

— En chapeau ? fit Marie, amusée, un peu reprise, déjà, par sa naturelle insouciance et commençant d'oublier déjà sa honte et sa détresse.

Et les autres, de la maison ?

 

Sortie messe _05.jpg

— Les autres ?...

À peu près les mêmes.

Mme Mattei gagne gros, avec ses cartes.

C'est un défilé de dames, dans l'escalier.

Elle avait prédit que vous seriez revenue.

Et elle a promis le gros lot, au boulanger de la rue Neuve. .

 

— Et le Russe ?

— Le Russe ? Ah ! oui. Vous n'aviez pas su ?

On l'a trouvé pendu, il y a deux mois, dans sa mansarde.

À un clou de l’autre côté de ma cloison.

Au bout de huit jours qu’on l’a trouvé.

Ils étaient rendus à la maison.

Brador poussa la porte, et ils entrèrent sans bruit.

On entendait les Signor ronfler.

Il venait d’être minuit ; on chantait Noël à Brest, dans les cinémas, les églises.

De toutes les paroisses s’élevaient des sonneries de cloches qui montaient, comme le pauvre appel des hommes,

vers le ciel parcouru de nuées.

Sortie messe _06.jpg
bottom of page