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Fenêtres sur le passé

1930

Vers l'île d'épouvante

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Source : L’Intransigeant 5 août 1930

 

Nous sommes nombreux à Brest, port du Commerce, autour de « l’Enez-Eussa ».

 

« L’Enez-Eussa » fait le service d’Ouessant, dont il emprunte le nom breton.

C’est un petit bonhomme de vapeur, malodorant et malpropre, qui a la prétention de nous y conduire sans douleur, mais non sans angoisse.

Tant mieux pour l’angoisse.

Je pense, c’est ce qu’on vient chercher ici.

Le capitaine s’occupe d’embarquer, pour le ravitaillement de l’île (avant nous, s’il vous plaît !)

toute une troupe de cochons.

Les animaux regimbent, peu soucieux d’un tel honneur.

 

— Vos passagers s’insurgent, capitaine ! Lui dis-je, en riant.

— Ne m’appelez pas capitaine, répond-il, bourru, vous voyez bien le métier que je fais ?

Appelez-moi  plutôt docker !

​

Et voilà qu’une, bande de marsouins sortent des eaux !

Pour notre agrément, sans doute, ils exécutent des bonds prodigieux.

Mais, à peine sommes-nous à hauteur de Trez-Hir, le ciel s’obscurcit.

Du fond de l’horizon, un paquet de lourdes brumes nous arrivent.

Elles se déroulent, elles s’étalent, sur la mer et sur le navire.

En un instant, nous sommes enveloppés, coincés, murés, dans ce brouillard humide.

Le ciel, l’horizon, la vague, tout est confondu, voire même le bateau qui nous porte.

Sur le spardeck, où rien ne nous garantit, nous frissonnons.

​

Lui et ses hommes lancent les bêtes sur le pont et les entassent

à l’arrière, dans délicatesse.

Enfin, notre tour arrive.

L’un après l’autre, nous traversons l’étroite passerelle,

terriblement glissante.

Gare au pied hésitant et maladroit !

Une dame, effarée, pousse des cris.

On dépose les valises au salon.

L’odeur est infecte, impossible d’y rester.

Nous montons sur le spardeck.

Le bateau s’ébroue.

Il franchit la passe et s’engage dans le goulet.

​

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Enez-Eussa au mouillage au Conquet

Site : Molène.fr

Un autre grinche, dans sa barbe humide :

— Vous voyez bien qu’il a la frousse !

Quels drôles de voyageurs !

Ils n’ont pas la moindre préoccupation du danger, tandis que notre capitaine est visiblement tourmenté. ...

 

De minute en minute, la sirène hurle son cri angoissant.

 

Profitons de l’heure inactive et poussons une reconnaissance.

Il y a de tout, sur ce bateau !

Il y a, d’abord, les bestiaux.

Oui, les bestiaux qui, mal parqués, débordent sur l’avant, à chaque secousse.

Il y a des matelots, comptant passer à Ouessant leur bref congé.

Il y a des touristes, et il y a aussi, retour d’un voyage au continent (en France, comme elles disent), des îliennes.

On les reconnaît à leur fière stature, à leurs magnifiques et longs cheveux.

Une d’elles se jette presque dans les bras de mon compagnon :

— Vous ? Alors, vous revenez dans l’île ?

— Apparemment. Rien de changé ?

— Oh ! Rien. Juliana a épousé un étranger.

— Un étranger ?

— Un môssieur de Paris, quoi !

Elle s’est fait couper les cheveux !

— Est-ce possible ? Et, Marjo ?

— Marjo aussi !

— Perfide Maryvonne ! Vous disiez qu’il n’y avait rien de changé dans l’île!

​

Cette brume intempestive nous glace les os.

Le bateau stoppe.

Une heure s’écoule.

On est toujours en panne à l’extrémité du goulet.

Les gens s’impatientent.

Ils maugréent :

— Nous serons encore là dans cent-sept ans !

 

Un passager grogne, en fixant notre loup de mer :

— Depuis le temps qu’il conduit ce sabot,

il ne connaît pas encore son métier ?

​

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Enez-Eussa au mouillage au Conquet

Site : Molène.fr

Un coup de sifflet.

Le bateau trépide.

Nous marchons !

Il s’active, le petit vapeur.

Il a des remords.

Il veut rattraper le temps perdu.

Au-delà de Creach’Meur, nous contournons

la pointe Saint-Mathieu.

Encore faut-il le savoir !

On ne distingue ni les ruines de la fameuse abbaye, ni le phare.

Soudain, des voix sortent du brouillard :

— Ohé ! du bateau !

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Enez-Eussa au mouillage au Conquet

Site : Molène.fr

Perçant difficilement l’ouate ténébreuse, le son d’une trompe nous avertit.

On a tout juste le temps de stopper.

Silencieuse, immatérielle, une barque de pêche frôle notre proue.

Sa haute voilure rouge, ses deux hommes en suroît, glissent, fantomatiques, à travers le brouillard.

Le capitaine crache et jure.

 

On repart.

 Et c’est l’escale du Conquet.

Plusieurs bachots amènent des voyageurs patoisants et rieurs, des bêtes à corne qu’on embarque difficilement.

Sans plus tarder, en route !

Il s’agit d'arriver à Molène, îlot trop bien gardé par une multitude de roches, sentinelles sournoises, qui apparaissent ou se dissimulent au gré des marées.

Escale obligatoire, cependant.

La pauvre Molène n’ayant pas été desservie depuis trois semaines !

​

Crac - ! Crac !

Deux violentes secousses nous basculent les uns sur les autres.

Ça devient grave.

Si j’en crois la belle Ouessantine, habituée à semblable surprise, on clapote en plein dans la chaussée des Pierres Noires,

et on a talonné un récif.

Les matelots sondent les cales.

Les passagers, anxieux, se précipitent aux renseignements.

Le capitaine crie des ordres.

— Si on avait croché un demi-mille plus loin,

gronde le vieux maître d'équipage, on ne s'en tirait pas.

Il mâchonne son idée tout en pétrissant sa chique :

—Dans ces ténèbres aucun de nous n’en réchappait !

Pour corser l'angoisse.

Jack me raconte l’effarante histoire du trois-mâts

« La Magicienne » qui se perdit corps et biens

dans cette fameuse Chaussée des Pierres Noires.

Brou...ou...ou... J’ai un peu froid dans le dos.

 

Allons, pour cette fois, pas ou presque pas d’avarie.

Mais notre capitaine est soucieux de ses responsabilités.

On vire de bord et on pique dare-dare sur le Conquet.

Les maugréeurs qui le trouvaient trop circonspect

n’ont pas une protestation.

Revenus au Conquet, la plupart agrippent leurs valises

et s’empressent de débarquer.

De grand' cœur ils renoncent à l’aventure.

L’île d’Épouvante ne les verra jamais, ceux-là !

— C’qui y en a qui s’dégonflent ! Ricane un marin.

 

— 40 pour 100 hésitent au départ,

et 40 pour 100 rebroussent chemin ; constate mon camarade. Puis, il résume :

— Cela nous vaut de conserver, sauvage et reposante,

notre belle île !

Les chapelets d’îlots s’égrènent.

Quelque cent brasses et nous touchons Molène.

Aux canots alignés qui nous attendent,

on lance des sacs de victuailles.

Quel régal pour ces isolés !

Des cages à poulets passent par-dessus bord,

accompagnées d’autres colis.

Comment s’en tire le capitaine ?

Il n’a rien enregistré, ni touché le moindre penny !

Sur les eaux cotonneuses, des barques de pêche semées à l’infini.

Elles fuient nos remous.

 

L’Enez-Eussa » prend de l’allure.

Mais notre capitaine fouille sa route.

Il s’agit d’éviter l'écueil des Pierres Vertes, de sinistre réputation, sur lequel sombra, dans le brouillard, le « Drummond-Castle »,

avec ses cent hommes d’équipage et ses trois cents passagers.

 

On a laissé Bannec et Balannec (îles des goémoniers)

sur notre droite, et nous voilà lancés dans le courant dangereux du « Fromveur ».

Des vagues pyramidales assaillent le bateau.

Il franchit les crêtes et semble ensuite se perdre dans un abîme.

Piqué tout droit sur un écueil, nous voyons un cargo démantelé.

Pauvre chose abandonnée et battue des vagues.

J’apprends qu’il venait de Tunis, ce cargo, et qu’il était rempli

de couffes d’alfa.

— Oui, raconte Maryvonne, elles se sont mises à danser

sur la mer, comme des moutons.

Nous en avons gaffé des centaines !

Elles étaient pleines de cacahuètes !

Elle continue, de sa voix rieuse :

— Ce qu’on en a mangé, de ces drôles de noisettes,

au moins pendant quinze jours, sans s’arrêter !

 

Je regarde l’épave.

Quel accroc ?

Comme il a dû faire eau rapidement, le pauvre cargo !

Déjà, à travers les effilochures de brume que rejette au ras

des eaux le joyeux soleil, une île s’affirme, dominant les flots.

C’est Ouessant qui surgit dans un halo d’or.

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Christian Briard

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Raoul Gaillard

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Jean Marie Nicol

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Tavernier

On croise le rocher de « La Jument », surmonté de son phare.

Ce phare ?

Il fallut dix ans d’efforts pour le construire, tellement la houle était violente, en toute saison.

Invariablement, son sommet est couronné d’écume.

​

Enfin, la baie de Lampaul nous tend ses deux bras : la pointe de Pern et celle de Porz-Coret.

Au milieu de la baie le rocher du Corce se détache, imposant.

La passe est difficile.

Le précédent courrier a coulé là.

Un cri strident de la sirène signale notre arrivée.

L’ancre dégringole avec fracas.

« L’Enez-Eussa » s’immobilise.

 

Alors, tous les gosses du pays viennent à nous, maniant furieusement la godille de leur canot.

Elles sont là aussi, quelques belles filles, perchées au-dessus de la crique.

Elles nous narguent, les Ouessantines !

Elles se moquent de nos hésitations à sauter dans ces méchants barquots !

Rien d’aussi téméraire !

Quand la vague les soulève, on s’élance, au petit bonheur, quitte à piquer une tête dans l’océan.

Mais, dès notre approche, telles de grandes hirondelles farouches, les iliennes aux longs cheveux s’envolent, emportant avec elles tout leur mystère.

 

Faby R. Grant.

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