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Fenêtres sur le passé

1925

Il est... minuit... sonné !
par Charles Léger

 

1925 - Il est minuit sonné.jpg

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Source : La Dépêche de Brest 11 janvier 1925

 

Plus personne dans la rue noire où le vent, par brusques accès, se précipite avec une fureur qui s'acharne sur les saillies au long, des maisons.

La pluie, emportée par de violentes rafales, semble vouloir tout balayer.

 

Troublée par le rougeoiement d'ampoules qui jettent sur les façades où elles s'implantent des reflets vernissés, cette nuit est pleine de mystère.

 

La rue vide semble peuplée de choses dont l'imprécision, née des jeux de la lumière et du bruit, inquiète.

L'air siffle, ronfle, module d'étranges fantaisies.

L'eau gicle, cascade, clapote et roule sur les payés des ruisseaux des pierres arrachées de la route.

 

Dans la bousculade des éléments, la fixité des rayons issus des ampoules impressionne.

Rapides, serrées, les gouttes, en y passant, jettent un éclat diamanté et vont s'écraser dans le noir.

 

Sur la chaussée, les flaques que le vent tourmente ont saisi des reflets qu'elles savent, ranimer.

Et cela danse avec le rejaillissement de la pluie, comme tourbillonnent en un cerveau des impressions trop nombreuses et trop vagues.

 

Là... sortant des ténèbres... une forme blanche s'avance sans hâte, malgré le temps.

Un bâton ferré frappe le pavé.

Une voix caverneuse s'élève dans la bourrasque ; retentit comme une cloche :

 

Il est... minuit... sonné !

 

Cela traîne, cela vibre, cela se répercute, en dépit de tout.

 

Ce manteau blanc... ce bâton ferré... cette voix sépulcrale...

Une apparition ?

Un fantôme ?

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Crieur de nuit.jpg

Avec la rafale soufflant, aux interstices, le cri sous le volet comme à travers la vire s'est glissé dans la chambre que le sommeil a fui.

 

Il est... minuit... sonné !

 

C'est l'évocation du drame et du mystère.

C'est l'appel que jadis, à bord des bâtiments, tous les marins de veille se lançaient dans le vent, de bâbord à tribord, de la proue à la poupe.

C'est aussi le conseil qu'une à une, autrefois, toutes les sentinelles, en grossissant leur voix, se transmettaient, en garée, dans les chemins de ronde.

 

Il est... minuit... sonné !

 

Dormez bien, car je veille et sur votre sommeil et sur votre maison.

C'est moi, le vieux crieur, qui passe.

 

Et comme la tempête redouble de violence, que la pluie en torrents transforme les ruisseaux, les pas lourds du veilleur s'éloignent en cadence.

La voix n'a plus d'éclat à travers les rideaux, mais elle a déjà su donner à l'insomnie la calmante leçon d'une comparaison.

 

Il vente à tout renverser ; il pleut à tout transpercer.

Lui, le veilleur, fait sa ronde cependant.

Tête basse, il fonce dans la bourrasque ; capuchon relevé, il subit les averses.

 

Qu'il est doux le creux du lit !

Qu'elle est chaude la couverture !

Et quel repos en cette chambre...

 

*

**

 

L'organisation des crieurs de nuit constitue une de ces survivances qu'on ne retrouve plus guère qu'à Brest.

Vers quelle époque créa-t-on la corporation ?

 

Il serait bien malaisé de répondre à semblable question, car jusqu'à présent les recherches faites dans nos archives locales n’ont pas donné grand résultat.

Tout au plus y trouve-t-on une indication.

 

M. L. Delourmel, à propos des nombreux et violents incendies qui sévissaient dans notre ville avant la Révolution, l'expose dans sa brochure : Pompes et pompiers d’autrefois.

 

En 1767, l’architecte Nicolin, présentant à la communauté toute l'organisation d’un serviee d'incendie, proposait :

 

« Dans le lieu le plus éminent de la ville, comme serait la tour Saint-Louis, si elle était achevée, doit être nuit et jour un homme pensionné de la ville pour faire le guet, répéter toutes les heures de la nuit sur la plus grosse cloche et ensuite annoncer avec un porte-voix aux quatre côtés de la tour l'heure qu'il vient de sonner ;

cette attention de répéter l'heure le tient toujour, en haleine et l'empêche de dormir.

S'il voyait quelques fumées extraordinaires, surtout dans les heures où tout le monde est censé retiré et qu'il juge qu'il y ait du feu, il doit sonner l'alarme, et après le premier son, crier :

Le feu est dans tel quartier... !

 

Lorsque le guet du beffroi annoncera le feu et le quartier où il est, les trois garde-feux, de service chaque soir au corps de garde, prendront chacun une clochette semblable à celle dont on se sert pour le balayement des rues et partiront, chacun de leur côté, pour se rendre (toujours en courant et sonnant avec activité leurs clochettes et criant au feu) dans les trois dépôts de pompes...

 

Mais le projet Nicolin resta sans suite.

En 1778 cependant, le commandant de place d'Antin faisait publier un ordre, invitant le maire à établir « deux gabiers sur le haut de la tour Saint-Louis, qui, par différentes sonneries et sous des porte-voix, indiqueront l'endroit où il y aura du feu »,

 

Mais comme ordres et projets ne furent guère appliqués, ne doit-on pas admettre que les craintes d'incendie incitèrent les propriétaires et commerçants â créer le service des veilleurs de nuit !

 

*

**

 

Ces veilleurs, qui exercent, une profession durant le jour, ne reçoivent que quelques subsides des personnes directement intéressées.

Jamais ils n'ont émargé au budget municipal.

 

Les ressources qu'ils tirent, de leur fonction nocturne sont si modiques que leur nombre s'est réduit.

Ils étaient six lorsque la guerre éclata ;

ils ne sont plus que quatre, depuis 1915.

 

Pourtant, jusqu'en 1920, ils connurent des heures particulièrement dures.

La police, alors complètement désorganisée par la mobilisation, était inexistante.

Nos concitoyens savent combien nos rues étaient peu sûres.

Presque chaque nuit, des agressions se produisaient ;

à tout moment, des fusillades retentissaient.

L'usage du revolver était continu.

 

Les veilleurs, cependant, poursuivaient leur tâche.

Bien des fois, ils relevèrent des blessés.

Souvent, leur courageuse intervention faillit leur coûter la vie.

 

Que de souvenirs ils ont accumulés en leur mémoire au cours des nuits !

 

— Nous en avons tant, nous a dit leur doyen, que nous ne nous y retrouvons plus.

 

M. Tréguer, en effet, remplit ces fonctions depuis plus de vingt ans.

Le précédent doyen, M. Le Berre, mort l'an dernier, cria les heures pendant, quarante-quatre ans.

En dépit des soixante-quatorze années qui avaient blanchi ses cheveux, sa voix retentissait encore avec puissance.

 

Mais quinze jours après sa dernière ronde, sa propre heure sonna lugubrement et retentit douloureusement  dans le cœur de ses collègues qui avaient été ses meilleurs amis.

 

Il est... minuit... sonné !

 

Le vieux veilleur n'est plus, mais la tradition subsiste.

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