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Fenêtres sur le passé

1923

Les phoques à Molène et Ouessant
par Charles Léger

 

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Source : La Dépêche de Brest 18 janvier 1923

 

Quelle chose surprenante que l'habitude !

Et comment ne pas s'étonner de la facilité, de la rapidité avec lesquelles les faits les plus étranges, dès qu'ils se répètent, se font admettre parmi les faits les plus normaux !

 

Même ceux qui, dès leurs premières manifestations, avaient provoqué la surprise la plus grande, l'émotion la plus vive ne tardent guère, par accoutumance, à descendre au niveau de la banalité.

 

Une fois de plus, nous le constations au cours d'un voyage à Molène, en novembre dernier.

Notre séjour dans l'île était terminé et nous nous apprêtions à faire voile vers le continent lorsque, incidemment, quelqu'un parla des phoques.

Il était question des cris poussés par l'un d'eux, quelques jours auparavant, sur l'îlot de Lédénès.

 

— Des phoques à Molène !

 

Cela nous surprenait d'autant plus que parmi toutes les personnes que nous venions d'interviewer longuement, pas une n'avait seulement songé à nous en parler.

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Des phoques ?

 

Mais on ne pensait pas plus à nous signaler leur présence dans l'archipel qu'à nous rappeler qu'il v avait de l'eau autour des récifs !

Pour nos interlocuteurs, habitués à vivre en ce milieu, les deux faits étaient aussi naturels l'un que l'autre.

 

Pourtant, ils n'avaient pas toujours pensé ainsi.

Ils avaient même, comme tous les îliens, été profondément troublés lorsque, il y a déjà, bien des années, les phoques, pour la première fois, croit-on, manifestèrent leur présence dans ces parages.

 

Un soir, l'équipage d'une barque qui rentrait de la pêche et louvoyait entre les écueils de l'archipel, s'émut en percevant dans le vent des cris inarticulés, rauques, comme s'ils étaient déterminés par la terreur, puissants comme des appels de détresse pour lesquels on concentre toute son énergie.

 

Les pêcheurs n'hésitèrent pas un instant :

Ils s'empressèrent de faire cap vers l'endroit d'où provenaient les cris.

Dans le crépuscule, ils discernèrent à quelque distance, des têtes chevelues surnageant à peine et qui disparurent sous les flots à leur approche.

 

Qu'était-ce donc : Un naufrage ?

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Les courageux marins déployaient toute leur activité pour battre la mer en tous sens.

Ce fut en vain.

Ils ne découvrirent même pas la moindre épave ni le moindre débris.

 

Violemment émus, ils commentaient l'événement tandis qu'ils regagnaient le port clans la nuit noire.

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Dans l'ile, la nouvelle causa une sensation profonde.

On crut au naufrage, et, comme en pareilles circonstances, les Molénais tentent tout ce qui est en leur pouvoir afin de porter secours, ils mirent à la mer le canot de sauvetage.

 

Cette fois encore les recherches faites dans les parages indiqués demeurèrent vaines.

Le récit des sauveteurs confirmant celui des pêcheurs, du moins en ce qui concernait les traces du naufrage, provoqua la stupéfaction.

 

Quelques temps après, d'autres pêcheurs entendaient, mais avec plus de netteté cette fois, les cris qu'avaient déjà perçus leurs camarades.

— Des beuglements, dirent-ils.

Sans doute une des vaches qui vont paître sur Lédénès à marée basse et qui, ayant trop attendu pour repasser le sillon, aurait été emportée par le flot.

 

Le fait n'est pas rare et, sans n’être aucunement impressionnés, les marins se portèrent au secours de la bête.

 

La bête ? Était-ce bien une bête ?

Jamais ils ne la découvrirent et, chose étrange, pas une des vaches de Molène n'avait disparu.

Toutes étaient rentrées au moment où les cris leur étaient parvenus.

 

Qu'était-ce alors ?

Le mystère devenait poignant.

Ces apparitions, ces cris indéfinissables, ces disparitions, que signifiaient-ils ?

Pour les mystiques, pas de doute :

Les âmes damnées de noyés émettaient ainsi leurs plaintes au milieu du plus formidable des chaos créés par la nature.

 

Enfin, la cause de tant d'émoi apparut un jour nettement au pied d'un roc sous la forme de jeunes phoques prenant leurs ébats.

Les vieux navigateurs de l’île, qui avaient employé une bonne partie de leur existence à sillonner toutes les mers du globe, éclatèrent de rire.

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— Des phoques ! Parbleu oui ce sont des phoques !

Nous en avons vu bien d'autres ; seulement, voilà, nous n'y pensions plus !

Des phoques à Molène, c'est une surprise.

 

Leur exemple fut imité.

On rit longuement des émois passés, puis on s'habitua aux nouveaux habitants de l'archipel.

 

Fréquemment on les rencontre, mais on ne se montre guère plus surpris que d'apercevoir un goéland dans le ciel ou un homard dans son casier.

 

Cependant comme ils sont pour les pêcheurs de sérieux concurrents, ceux-ci manifestent parfois leur humeur en leur portant un coup d'aviron au passage.

 

Les phoques, s'ils sont sur une grève, ripostent en projetant des galets à l'aide de leurs pattes-nageoires.

Mais leur conformation ne leur permet pas d'être adroits en ces agissements et ils ne sont guère à redouter.

Aussi, lorsqu'un combat s'engage par hasard, n'est-il jamais bien sérieux.

 

Cependant, ces jours derniers, à Ouessant, une lutte de ce genre s'engageait et se terminait par une mise à mort.

Ici, les phoques ne signalent leur présence que très rarement, et c'est par hasard que le marin Pennec en découvrait un, vendredi, sur le Mont d'Ariand.

L'animal poussait de tels cris, que pour le, faire taire ou provoquer sa fuite, il lui lança des pierres.

Mais ce faisant il l'atteignit si gravement à la tête qu'il crut devoir l'achever !

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C'est pourquoi sur le pont de « l'île d'Ouessant » les passagers réunis autour de la dépouille s'intéressaient tant, durant le dernier voyage, aux mœurs de ces animaux.

La peau de celui-ci avait été acquise par un de nos concitoyens, qui la transportait à son domicile.

 

Mais il est exceptionnel dans tout l'archipel qu'on abatte des phoques.

Ils vivent en ces lieux, où ne s'aventurent que des pêcheurs sans armes, dans la plus complète sécurité.

 

Il n'en va pas de même en Méditerranée à en juger par le télégramme que nous recevions de Marseille il y a huit jours.

 

« Une bande de ces animaux marins étant signalée dans les parages, y était-il dit,

une chasse vigoureuse va leur être faite ».

 

Troun de l'air !

On frémit en songeant aux formidables préparatifs de combat de Marins et de Tartarin.

 

Des phoques en Méditerranée ! Y songe-t-on ?

On verra, Boudïou !

Combien de temps ils y demeureront.

 

Pourtant, pourquoi n'y en aurait-il pas ?

On signalait bien, il y a une vingtaine d'années la présence d'un couple aux environs même d’Orléans, se reposant sur la glace pendant les embâcles de la Loire !

Personne au long du fleuve ne s’émut pour cela ; surtout au point de préparer une vigoureuse offensive.

 

Oui, mais, à Marseille on tient à conserver jalousement et surtout intactes toutes choses ayant pris rang de gloires locales.

Or la présence de phoques ne serait-elle pas de nature à jeter quelque discrédit sur la puissance du grand soleil du Midi ?

 

Et puis, il y a la sardine !

Que deviendrait-elle, la pôvre, si on tolérait pareil voisinage ?

Non, certainement non, ce n'est pas à Marseille qu'on peut, prendre l'habitude de semblables choses.

Laissons donc fourbir les armes attendons patiemment le communiqué de la première rencontre.

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