top of page

Fenêtres sur le passé

1923

L'île des femmes par Charles Léger

 

L'ile des femmes_00.jpg

Source : La Dépêche de Brest 19 octobre 1923

 

Tout près de nous, à Ouessant, vivent des gens qui n'ignorent rien des découvertes modernes, mais à qui l'usage des applications les plus communes de la science est totalement inconnu.

 

Ils vivent à l'ombre des pylônes de l'une des plus anciennes et des plus importantes stations de T. S. F. de France, mais n'ont jamais vu un appareil téléphonique.

 

Ils virent il y a peu de temps, durant quelques semaines, une automobile se heurter en gémissant aux irrégularités des chemins ; mais jamais leurs regards ne se posèrent sur un tramway ou sur un train.

 

Ils suivent avec intérêt le vol rapide de l’hydravion montant la garde le long des côtes de France, parcourant des distances considérables ; mais ils ne connaissent d'autre étendue que celle des huit kilomètres séparant Pern du Stiff.

 

Ils viennent avec empressement se poster sur les falaises pour voir entrer en baie de Lampaul le vapeur qui les relie au monde ; mais ils ne connaissent du continent que la ligne sombre qui barre leur horizon.

Jamais ils n'y ont abordé !

Pourquoi ?

Seraient-ils-troublés par le souvenir de traversées qui se terminèrent tragiquement ?

 

Auraient-ils subi pour toujours l'émotion qui s'empara des habitants de l'archipel lorsque, il y a près d'un demi-siècle, trois accidents de mer successifs vinrent jeter le deuil dans les familles ?

Les relations, alors très irrégulières, n'étaient assurées que par des barques non pontées de cinq à six tonneaux toujours trop chargées.

Trois d'entre elles, en moins d'un an :

Le 26 avril 1876, le  14 mars et le 15 avril 1877, coulèrent, entraînant à la mort 34 personnes.

Le Finistère 3 mai 1876.jpg

 

Le Finistère

3 mai 1876

Auraient-ils résolu de ne point troubler l'admirable calme de leur existence et de laisser fuir les jours en un magnifique isolement, loin de ces grandes cités, où tant des leurs ne trouvèrent que misère et déception ?

 

Quoiqu'il en soit, ni la sécurité des traversées actuelles, ni l'exemple donné par ces touristes turbulents, dont le nombre va toujours croissant, rien ne semble devoir entamer leur résolution.

 

Au demeurant, ils ne sont pas très nombreux ceux des habitants d'Ouessant qui n'ont jamais franchi les dix-huit kilomètres les séparant, du Continent, et il convient d'ajouter que parmi eux les hommes ne s'y trouvent guère.

 

Les hommes, en effet, doivent, par nécessité, abandonner l'île dès leur jeunesse.

Tous se font navigateurs et leur existence virile s'écoule durant d'interminables voyages à travers les océans.

Ils ne peuvent, eux, comme leurs voisins de Molène ou du Conquet, se faire pêcheurs, car il est impossible, faute d'abri, de conserver une barque en leur île.

Passe encore de tout petits canots qui peuvent être transportés à terre durant la mauvaise saison, mais qui en raison même de leur exiguïté, ne permettent pas un rendement suffisant pour des gaillards solides, en pleine force, auxquels le long cours offre de gros avantages.

 

Est-ce par horreur de ces voyages interminables, qui ne leur permirent pas de goûter comme toutes autres aux joies familiales, que certaines vieilles Ouessantines n'ont voulu franchir ni le Fromveur ni le Four ?

 

Peut-être !

Mais cette dure nécessité, qui contraint les femmes à vivre seules, a donné à l'île un caractère particulier que les féministes pourraient étudier avec profit.

Il n'est pas de meilleur moyen, en effet, de démontrer l'efficacité d'une organisation nouvelle que d'abandonner le domaine de la théorie pour celui de la pratique.

C'est ainsi, d'ailleurs, que les anarchistes eurent recours au phalanstère et les communistes au soviet. À l'application, on connut la valeur du système.

 

Chez les féministes, dont l'activité est si grande, a-t-on jamais-tenté quelque chose de semblable ?

Nous l'ignorons ; mais ce que nous savons, c'est qu'à Ouessant les « militantes » pourraient trouver de précieuses indications.

 

Elles, y verraient comment les femmes s'acquittent de toutes les tâches, les plus délicates comme les plus rudes.

Après les avoir vues à l'œuvre dans les champs, elles pourraient se rendre compte de l'entrain qu'elles apportent à l'accomplissement des travaux nécessités par l'entretien des chemins.

Car bien que les impôts ne soient pas très élevés dans l’île, il est de coutume d'en amoindrir le poids en consentant aux prestations en nature.

Eugénie Tual (1).jpg

Enfin, il leur faudrait faire visite à Eugénie Tual, que nous rencontrons au moment où elle rentre dans la courette de sa maison la plate minuscule qu'il importe d'abriter des vagues.

Cette toute petite femme de 62 ans fréquente les courants d'Ouessant depuis un demi-siècle.

 

Elle se fit pêcheur à douze ans, en effet, tout aussi simplement qu'à Pont-l'Abbé on se fait dentellière.

Après avoir été le mousse de son père, elle est devenue marin accompli, connaissant les moindres récifs, sachant discerner l'endroit où ses casiers seront bien placés pour surprendre le homard ou la langouste.

 

On s'était vivement ému tout à l'heure tandis que le vent redoublait de violence, car Eugénie n'était pas encore rentrée.

Enfin, entre deux vagues, on distingua son suroît.

Calme comme à l'ordinaire, la godille à deux mains, elle dirigeait son embarcation vers le port du Stiff, où elle abordait heureusement peu après.

 

Mais après ces exemples, est-il bien certain que les féministes intégrales reprendraient le vapeur avec un aussi vif désir de pouvoir au plus tôt passer de la théorie à la pratique ?

bottom of page