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Fenêtres sur le passé

1922

À Molène par Charles Léger

 

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Source : La Dépêche de Brest 25 novembre 1922

 

Dans la brumaille du matin, des formes sombres se précisent :

Les roches se distinguent.

Puis, dans cette immensité grise où les teintes de toutes choses avaient sombré, les mille fantaisies de la côte se découpent, la surface de l'Océan dessine le moutonnement de ses vagues.

 

Au ciel, les derniers rayons des phares poursuivent les ténèbres dans leur fuite.

Toute la nuit ils ont, aux quatre coins de l'horizon, projeté l'alternance de leurs feux et la diversité de leur coloris.

 

Les vents d'est avaient tendu hier soir devant le ciel étoilé un écran d'une noirceur et, d'une opacité qui faisaient ces feux plus puissants et plus étincelants.

 

Éblouis, les oiseaux avaient abandonné les arbres du continent, s'étaient lancés à tire d'ailes au-dessus des flots sombres pour atteindre les merveilleux foyers.

Longtemps, ils avaient volé au-dessus de cette mer, dont le bruit emplissait l'espace.

Pris d'inquiétude en cet étrange milieu, ils se hâtaient vers ces grands bras lumineux qui semblaient leur faire appel.

 

Et de tout leur, élan, pluviers, vanneaux, grives, étourneaux, bécasses et bécassines s'écrasaient, sur les verres épais des lanternes.

 

Infortunés !

Que n'ont-ils suivi l'exemple de leurs grands frères du large :

Goélands et cormorans, que ne trompe guère l'éblouissant faisceau !

Juchés sur les récifs au pied même des phares, dédaigneux des œuvres humaines, ils dorment chaque nuit, la tête, sous l'aile, confiants en la vigilance de leur veilleur.

 

Les victimes ont été nombreuses cette nuit sur le couronnement des phares :

Mais qu'y faire ?

Jadis, la Société protectrice des animaux s'était émue à la relation de ces hécatombes, et avait fait disposer autour de la lanterne un treillis métallique.

Mais s'ils ne se brisaient plus le crâne sur les glaces, les oiseaux se « maillaient » dans le filet protecteur et s'y étranglaient.

 

Ainsi, les victimes étaient plus nombreuses encore et leur pauvre corps, suspendu au treillage, formait écran.

On dut, renoncer bien vite à l'emploi d'un pareil procédé.

 

Hélas ! Lorsque le temps est sombre et que règne une brume légère, les grives comme les bécassines subissent encore l'attirance des phares.

Leur misérable cervelle n'a rien retenu des douloureux exemples.

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Elles n'ont certes pas l'instinct des vaches qui broutent en ce moment, sur Lédénès !

Comme de coutume, quand la mer, se retirant, permit au sillon qui rejoint cet îlot, à Molène d'émerger, le troupeau s'y engagea sans guide.

 

L'herbe de Lédénès est sans doute plus, savoureuse.

Pourtant, quand la marée montante aura de nouveau isolé l'îlot, pas une des bêtes ne se sera laissé surprendre.

Toutes auront à temps repris le chemin de l'étable.

 

Il y eut bien au début quelques surprises ;

des vaches qui s'étant attardées tentaient, de regagner Molène au moment où la mer était trop haute, où le courant, était trop fort pour qu'elles ne fussent pas entraînées et qu'on ne soit pas contraint de faire usage d'embarcation pour les sauveter ;

mais ces exemples-là ne sont pas demeurés sans enseignement.

 

D'ailleurs, en un pareil milieu, sur ce vague coin de terre émergeant à peine au milieu des îlots, dont la superficie se double ou se réduit selon les caprices de la marée, où la lutte pour la vie revêt une âpreté particulière, de quel esprit d'observation ne doit-on pas faire preuve !

Et les bêtes elles-mêmes, tout comme les gens, doivent, pour subsister, savoir tirer parti, au moment opportun, des maigres, des insuffisantes ressources que la nature leur a parcimonieusement concédées.

 

Molène, en effet, ainsi que les petites îles qui l'entourent, ne peut guère compter, comme Ouessant par exemple, tirer son existence de ses seuls moyens.

Elle se différencie d'ailleurs totalement de sa grande sœur de l'ouest, avec laquelle elle n'a pour point commun que l'isolement.

 

Encore, affirment de nombreux archéologues, ne fut-elle pas toujours séparée du continent.

Il a été possible d'établir que certains titres de propriétés retrouvés au cours de patientes recherches visaient des terrains que la mer a aujourd'hui submergés.

Et l'on pense généralement que Molène, comme Balanec, Quéménès, Béniguet, la chaussée des Pierres-Noires et le plateau de la Helle ne formaient jadis qu'un tout rattaché à la terre.

 

Il n'en va pas de même pour Ouessant, qui s’isole par des profondeurs trop considérables pour qu'on puisse émettre une pareille hypothèse.

Et puis, la structure des deux îles est absolument différente.

 

Ouessant semble surgie du sein des flots, sous une poussée formidable qui dressa ses falaises abruptes à plus de cinquante mètres de hauteur.

 

Molène, dont le point culminant n'atteint pas trente mètres au-dessus du niveau des plus basses mers, apparaît, avec ses pentes qui s'infléchissent comme à regret sous la surface des eaux, comme une pauvre chose naufragée.

 

Ouessant se défend contre les assauts les plus fantastiques que les vagues aient jamais livrés par une ceinture de rochers dont la masse est de nature à s'opposer victorieusement a toutes les fureurs des éléments.

Cela s'use, se fend, se tord, s'effrange, sans plus de formes que le chaos, sans plus de lignes que le cauchemar, comme un symbole de cataclysme, comme de la tempête solidifiée, mais demeure en dépit de tout.

Cela résiste, cela tient... jusqu'au bout !

 

Molène semble fléchir sur ses bases, paraît toute prête à sombrer.

La multitude de ses récifs se dissimule presque complètement à la moindre levée, du flot.

Pierre Toulgouat -1901-1992 - l'Ile d'Ouessant 1938 _21.jpg

Pierre Toulgouat

1901-1992

l'île d'Ouessant 1938

Les habitants paraissent avoir modelé leur caractère selon l'aspect même de leur île.

Ainsi, les Molénais semblent plus graves encore que les Ouessantins.

Chez eux, point de ces farces qui, comme le « sac'h fest an orc'h » (sac du festin), emplissent de joie tout un quartier plusieurs jours durant.

 

Le « sac'h fest an orc'h », en effet, est, de temps immémorial, la principale réjouissance d'Ouessant.

Lorsque dans une maison on tue un porc, la nouvelle se, répand aussitôt chez les amis, comme chez les parents.

Le soir venu, en grand mystère, ceux-ci suspendent à une branche des fruits, des bonbons, puis un sac de soie contenant une lettre sur laquelle on a généralement consigné les petits potins de l'entourage agrémentés de considérations burlesques, et s'en vont, quand la nuit est sombre, planter le tout devant le seuil.

 

Une pierre lancée sur la porte fait savoir que le tour est joué et de l'intérieur on se précipite à la recherche de l'auteur qui, en toute hâte, s'est, dissimulé dans les environs.

Si ou le découvre, on le maîtrise, on lui barbouille la figure de suie, puis on lui offre à boire et à manger à satiété.

 

Le, lendemain, parents, amis, voisins, sont conviés au « fest an orc'h. », qui comporte un invariable menu :

Soupe au lard, fars aled (mélange d'orge, de pommes de terre râpées, de lard, de prunes et de raisins), fars goad (mélange de sang de porc, de farine, d'eau, de sucre, de lard), ragoût de mouton et, riz au lait.

Ce festin plantureux, qui réunit une centaine de convives, se poursuit le soir et souvent se renouvelle le lendemain.

 

À Molène, ces agapes sont inconnues :

Il est vrai que l'élevage du porc l’est également !

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