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Fenêtres sur le passé

1921

Comment le Men-Tensel fut dompté

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Source : La Dépêche de Brest 22 octobre 1921

 

Il semblerait que la nature se soit efforcée de grouper, de réunir, d'entasser autour d'Ouessant les difficultés,

les obstacles, les dangers et qu'elle ait précisément choisi ces parages parce qu'ils devaient être les plus fréquentés.

Hardis, les marins avaient cru cependant pouvoir compter sur leurs connaissances

et se jouer de ces embûches naturelles.

Hélas ! De cruelles désillusions, de terribles épreuves les attendaient.

 

Les naufrages, toujours plus tragiques, toujours plus retentissants, se succédaient toujours plus nombreux à mesure que les hommes intensifiaient la navigation pour satisfaire leurs besoins nouveaux.

 

Que faire ?

On avait bien discerné à la longue les monstres granitiques qui, toujours, se rendaient coupables des mêmes méfaits ; mais encore fallait-il les surprendre, les saisir, les contraindre à déceler leur existence pour éviter de nouvelles embuscades. 

La tâche était formidable, la bataille semblait impossible car ici tous les éléments semblaient ligués et manifestaient leur force avec une furie qui semblait tenir du prodige. 

Cependant, simplement mais résolument, des hommes s'offrirent pour engager la lutte.

Cela se fit sans bruit, sans éclat, sans panache ;

on s'en aperçut à peine.

 

Là-haut, sur les crêtes dominantes de la falaise, ils vinrent installer leurs retranchements.

Toujours aux aguets, ils surveillaient l'ennemi. 

Qu'un relâchement se produisît dans le camp des forces fantastiques qu'ils se proposaient de dompter

et ils se précipitaient à l'assaut avec une ardeur farouche. 

Toujours leur élan était repoussé, mais parfois il n'était pas demeuré vain et les pertes subies paraissaient moins cruelles. 

C'était une bataille, en effet, terrible, acharnée, atroce, où les plus vaillants succombaient quelquefois.

 

De grandes victoires ont été remportées ;

mais cette guerre, menée au nom de l'humanité, n'est pas pour cela près d'être terminée.

Le sera-t-elle seulement jamais ?

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Dans le Fromveur, il n'existait, il y a cinq ans à peine, aucun alignement permettant aux navires de se tenir au milieu du chenal large de plus d'un mille dans sa partie la plus étroite, entre Men-Tensel et Men-ar-Froud.

 

Cependant, il pouvait permettre aux navigateurs gagnant la Manche de raccourcir considérablement leur route en passant entre Ouessant d'une part, les Pierres Vertes et l'île Bannec de l'autre.

Cédant à cette considération, les marins s'y engageaient mais n'en sortaient pas toujours.

 

Les courants, d'une extraordinaire violence puisqu'ils atteignent jusqu'à neuf nœuds, avaient parfois vite fait de les jeter sur un des récifs qui marquent là, une chaussée longue d'un demi-mille au moins.

 

La nuit, la navigation y devenait à peu près impossible.

 

L'effort de ceux qui avaient entrepris de secourir les marins contre la fureur des éléments se porta sur ce point.

Un roc émergeant seulement aux basses mers, le Men-Tensel, fut choisi en 1900 pour servir de base aux travaux d'édification d'un phare.

Et tout aussitôt, en dépit des vagues, malgré le courant, la lutte fut engagée.

 

Le 29 juin 1908, une équipe de douze hommes ayant à sa tête M. Le Corvaisier, ingénieur des Travaux publics de l'État, se lançait à l'assaut du roc.

Mais le canot qui les portait, pris par le remous, virevolta, tourbillonna et revint s'écraser

sur l'étrave du vapeur Léon Bourdelles.

 

Jetés ainsi dans le courant, tous purent fort heureusement, grâce à la ceinture de sauvetage, leur bouclier dans ces combats, être sauvés.

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Le 10 avril 1910, on n'était encore parvenu qu'à enchâsser dans le roc quelques barres de scellement.

M. Croûton, ingénieur, avait pris la direction des travaux.

Avec douze hommes, il avait réussi à débarquer sur le Men-Tensel et, mettant à profit les trop rares heures durant lesquelles il leur était donné de pouvoir demeurer en ce lieu, tous travaillaient ardemment du pic et du marteau.

 

Brusquement, la mer eut un retour offensif.

Les vagues s’élevèrent, vinrent balayer la roche.

Surpris, mais toujours prêts à la résistance, prompts comme l'éclair, les hommes s'étaient accrochés aux barres de scellement.

Outils, matériaux, ustensiles, tout fut enlevé.

 

La mer grossissait encore, le vent soufflait, le courant se faisait plus rapide.

Pour n'être point brisée, la chaloupe, après avoir transporté les travailleurs, avait dû s'écarter de la roche ; à présent, elle était contrainte de s'éloigner encore.

 

Cependant, sur leur étroit plateau, les hommes s'étaient étendus, serrant désespérément les barres de scellement, tandis qu'avec une force extraordinaire des vagues monstrueuses les engloutissant à chaque instant, tentaient de leur faire lâcher prise.

 

Un tourbillon avait entraîné le Fresnel, comme une toupie, et ne pouvant plus tenir sur ses ancres, le vapeur avait dû fuir les brisants.

 

La mer devenait plus furieuse ;

quelques travailleurs, ayant perdu tout espoir, pleuraient, en dépit des encouragements que leur prodiguait leur chef.

 

Les vagues succédaient aux vagues, amplifiant leur effort, usant la résistance des hommes.

Chacune d'elles semblait devoir tout emporter, et  cette effroyable scène durait déjà depuis près de deux heures et ne pouvait plus se prolonger.

La mort de ces braves paraissait fatale.

 

Dans le vapeur, dans la chaloupe, les matelots assistaient impuissants, mais profondément troublés à ce qui leur apparaissait déjà comme une agonie.

 

Aussi soudainement que la tempête s'était fait sentir, une légère accalmie se manifesta.

Les rudes gaillards qui montaient la chaloupe ballottée par les flots résolurent d'en profiter pour sauver leurs infortunés camarades ou périr avec eux.

 

Par une manœuvre téméraire, ils s'approchèrent du récif et parvinrent il y lancer une corde.

Quelqu'un la saisit.

Aussi mince qu'elle fût, c'était le trait d’union entre la mort et la vie.

L'espoir renaissait.

Il décupla les forces.

 

Un va et vient fut rapidement improvisé, et bientôt, avec le secours d'une bouée de sauvetage, tous purent, tour à tour, se jeter à la mer pour atteindre l'embarcation, grâce à la vigueur de ceux qui s'y trouvaient.

 

Cette bataille de l'homme et des éléments avait été particulièrement rude.

Mais la mort elle-même qui avait frôlé les vainqueurs, n'était pas parvenue à refroidir leur ardeur.

Dès que le moment fut jugé opportun, ils reprirent de nouveaux outils et recommencèrent l'attaque.

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Le succès leur sourit cette fois, et le Men-Tensel, maîtrisé par de nombreuses barres de scellement, se vit couronner d'une maçonnerie solide, massive, capable de résister aux puissances concertées du vent, des vagues et du courant.

 

Encore cela ne se fit-il pas sans incidents, sans luttes, sans accidents.

C'était un jour deux hommes qui tombaient à la mer de 20 mètres de hauteur, tandis qu'ils suivaient la corde leur permettant de passer de l'édifice en construction dans la chaloupe.

On parvenait, fort heureusement, à les sauver peu après.

 

En octobre 1912, alors que l'hiver faisait déjà sentir ses rigueurs et qu'il allait être impossible de revenir aborder en ce lieu, les travailleurs descendaient pour la dernière fois les échelons de cuivre scellés au flanc de la tour.

Après une dernière inspection de son œuvre, M. Croûton s'apprêtait à les suivre lorsque la pierre de scellement à laquelle il s'accrochait sortit de son alvéole, bascula et l'entraîna dans le vide.

 

Tandis que l’ingénieur disparaissait sous les flots, heurtait le roc et perdait connaissance,

la pierre broyait le crâne du manœuvre Prosper Guennéguès.

 

Quand M. Croûton, qu'on avait sauveté, reprit ses sens, il se trouva étendu sur le pont du Fresnel à côté du cadavre.

On l'avait cru mort lui aussi, et sa résurrection put, lui permettre de constater qu’elle estime avaient pour lui ses hommes.

 

Enfin, le 29 octobre 1910, l'intelligence, la force, le courage avaient définitivement vaincu la brutalité des éléments :

Une nouvelle étoile brillait au ciel des marins.

Le sinistre Men-Tensel s'était mué, de par le travail des hommes, en ce phare de Kéréon, dont les éclats guident les navires dans le Fromveur jusqu'alors si redouté.

 

Et, rassuré, l'on se montre aujourd'hui au passage, face au phare, au pied d'Ouessant,

émergeant tout près du Men-Arland, la mâture et la cheminée du vapeur grec Georgios,

coulé peu avant l'allumage du nouveau feu, comme les derniers vestiges d'un temps qui n'est plus.

 

Ch. LEGER.

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