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Fenêtres sur le passé
1921
Dans l'île étrange par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 24 octobre 1921
Dans un salon brillamment illuminé, au milieu d’une foule sceptique par snobisme, sous la protection de murs épais, de portes closes et des services policiers des grandes villes, on se gausse supérieurement des légendes et des Korrigans ;
mais prenez dans ce milieu qui que ce soit, transportez-le sous la lune pointe de Pern, sur la dune rase d'où les rocs ont émergé avec des formes, dans des attitudes affolantes, laissez-le seul dans le vent qui siffle, qui crie, qui hurle, que les bêlements troublants des moutons innombrables lui parviennent, que les appels étranges des goélands et des courlis le surprennent, que le fracas d'une mer en furie lui emplisse le cerveau, et il comprendra mieux peut-être pourquoi des êtres sains, robustes, étrangers aux nervosités d'une existence trop fiévreuse se laissent gagner par la hantise du surnaturel.
Conduisez-le par un ciel clair, sous le soleil, dans une de ces grottes qui transpercent la falaise tout autour de l'île et abandonnez le parmi les goémons, sur un sable d'une finesse de rêve, sous des voûtes hautes comme celles des cathédrales, profondes comme l'infini, colorées comme un arc-en-ciel, tapissées de mollusques bizarres, résonnantes de mille bruits et vous l'aurez convaincu, que même au XXe siècle il n'est rien de ridicule dans une légende.
Cependant, elle n'est guère le fait des Ouessantins, la légende !
Il est vrai que chez eux l'existence a si souvent tant de rapport avec l'extraordinaire...
Rappellerons-nous cette fin tragique du jeune Botquelen qui, avec la souplesse de ses quatorze ans, s'était hissé le long d'une roche abrupte pour atteindre un nid, le combat effroyable qu'il soutint contre un épervier, et enfin sa défaite qui entraîna sa chute et celle de pierres qui s'amoncelèrent sur lui, quinze mètres plus bas, sur la grève ?
Parlerons-nous d'un autre adolescent, Livinec, qui, à Keller, poursuivant un lapin, s'engagea à sa suite sous un rocher ? Pourrons-nous, plus que les témoins, expliquer pourquoi cette pierre énorme s'abattit brusquement sur l'enfant qu'elle écrasa de, tout son poids ?
Et pourtant derrière la ceinture formidable de granit, haute de soixante mètres en certains endroits, qui les protège contre les assauts furieux des vagues, les îliens vivent tranquilles et heureux.
Est-ce parce que Ouessant n'a pas d'histoire... ou presque ?
En effet, les chercheurs ne semblent guère avoir fait d'importantes découvertes sur le passé de l'île.
On rappelle qu'elle était connue des Romains sous le nom d'Œxantis et qu'elle était appelée Heussa par les Celtes.
Heuz, disent les étymologistes, était un des principaux dieux druidiques auquel on avait élevé un temple dont on montrait les vestiges il y a un siècle environ.
Saint-Pol, venant d'Angleterre, débarqua à Ouessant pour l'évangéliser, vers 517, dans la baie de Lampaul, à Portzpaul, lieux qui conservèrent depuis son nom.
Il y fonda un monastère, puis gagna le continent après plusieurs années de séjour.
Longtemps, l'île appartint aux évêques de Léon.
En 1388, elle fut ravagée par les Anglais.
En 1589, elle fut cédée à René de Rieux, gouverneur de Brest.
Elle demeura propriété de cette famille jusqu'en 1735, époque à laquelle le roi de France en devint acquéreur pour une somme de 30.000 livres.
Aujourd'hui, sous l'heureuse direction de son maire, M. Caïn, grâce au dévouement de son sympathique conseiller d'arrondissement, M. P. Noël, Ouessant connaît une existence plus douce.
Plus de cette dîme que prélevaient des gens du continent au profit de l'abbaye de Saint-Mathieu, du séminaire de Saint-Pol et de l'abbaye de Saint-Melaine, à Morlaix.
Plus de maître absolu aux exigences toujours plus grandes.
Plus de ces agents des fermes qui, en 1789, provoquèrent, par leurs exactions ; de telles protestations que les États généraux durent intervenir.
À présent, on jouit même de quelques privilèges à Ouessant.
C'est ainsi que chaque année on distribue aux trois mille habitants le contenu d'un bateau de sel, que la douane et l'octroi y sont totalement inconnus.
Les impôts, certes, ne peuvent être comparés à ceux de Brest, et, cependant, il est de coutume, pour en réduire encore le poids, de consentir aux prestations en nature.
Ainsi chaque année, à défaut des maris, les femmes se réunissent sous la haute direction du garde champêtre pour effectuer les travaux nécessités par l’entretien des voies.
Et durant ces journées, on ne s'ennuie guère sur les routes.
N'y aurait-il pas là, ô pauvres écorchés! un exemple à suivre?
Ici, au moins, on ne s'énerve pas dans l'attente toujours vaine d'un tramway, on ne s'indigne pas au passage d'une automobile qui vous éclabousse, et il n'est surtout pas nécessaire, chaque soir, de s'armer jusqu'aux dents pour défendre et sa bourse et sa vie.
Il n'existe dans l'île que de braves gens peut-être enclins à la chicane, car les propriétés ne sont pas toujours très nettement délimitées, mais le caractère est foncièrement honnête.
Aussi n'est-il besoin d'aucun, gendarme.
Ceux du Conquet y viennent, parfois passer une journée, mais pour se conformer aux ordres de leurs chefs.
D'ailleurs, le garde champêtre lui-même est si peu absorbé par la rédaction des rares procès-verbaux qu'il dresse de temps en temps à quelque ivrogne, qu'il peut cumuler ces fonctions avec celles de tambour de ville et de fossoyeur.
N'était donc, cette extraordinaire question de mitoyenneté, M. Borvo, l'aimable juge de paix connaîtrait la plus douce des quiétudes.
La vaine pâture qui est en exercice dans l’île ne lui attire même pas la moindre affaire.
Oui, dans cet extraordinaire pays, presque toute l’année, les animaux vivent, en absolue liberté.
Par troupeaux nombreux, les moutons sont lâchés dès que la récolte est terminées et s’en vont, sans entrave jusqu'aux semailles.
Et il n'est pas une seule discussion lorsque enfants ayant rassemblé les brebis et béliers, les propriétaires viennent reconnaître les leurs d'après des marques faites aux oreilles.
La sélection se fait naturellement elles agneaux qui suivent leur mère.
Cependant quelques indécisions se produisent et, d'un commun accord, les moutons non reconnus sont vendus aux enchères le dimanche suivant au profit des œuvres de bienfaisance.
Mais pourquoi, s'étonne-t-on, les hommes se font-ils tous navigateurs et non pêcheurs comme leurs voisins de Molène ou du Conquet qui viennent exercer aux abords d'Ouessant et peuvent goûter aux joies familiales ?
Parce qu'il est impossible de conserver une barque en ce pays durant toute une année.
Passe encore de tout petits canots qui peuvent être transportés à terre durant, la mauvaise saison, mais qui, en raison même de leur exiguïté, ne permettent pas un rendement suffisant pour des gaillards solides, en pleine force, auquel le long cours offre de gros avantages
Certes, il y a les ports de Lampaul avec jetée, cale, bassin à marée au fond d'une rade abri ; d'Arland avec un môle de cent mètres et une cale ; de Pen-ar-Roch avec un débarcadère que les Anglais établirent en reconnaissance des soins qui avaient été donnés aux naufragés du Drummont-Castle ; de Calgrach avec débarcadère dans le fond de la baie de Benninon ; de Bouguézen, dans le nord du Corce ; du Stiff avec môle et cale et de Ligoudon, où M. l'ingénieur Croûton peut enfin exécuter des travaux de première nécessite grâce aux interventions de M. Noël, au conseil d'arrondissement, et de M. Bouilloux-Lafont, député.
Mais ces petits ports ne peuvent garantir suffisamment des barques au mouillage lorsque le vent souffle, que les courants roulent en torrents, que les vagues submergent arrachent et broient.
Le pilote lui-même avait bien tenté récemment encore de conserver un bateau de dimensions équivalentes à ceux de ses collègues ; mais la mer, le roc en eurent bien vite raison.
Et c'est pourquoi l'on ne trouve dans l’île que de minuscules canots manœuvrés à la godille par les pêcheurs de langoustes et de homards.
Pierre Toulgouat
1901-1992
l'île d'Ouessant 1938
L'un de ceux-ci, engoncé dans sa capote cirée la tête enfoncée sous le suroît, sa chique aux dents, nous contait hier, en salivant, combien l'existence était rude dans les courants incessants.
Puis, nous eûmes la surprise d'apprendre que ce pêcheur était une femme, une toute petite femme de 60 ans,
qui maniait l'aviron comme pas un et savait poser ses casiers au bon endroit !
Fille de pêcheurs, Eugénie Tual avait commencé son existence maritime à 14 ans.
Mousse de son père, elle était, devenue matelot accompli lorsqu'il mourut et poursuivit, sa carrière.
En dépit de la modicité de ses gains, elle eut des envieux.
Femme, elle ne pouvait être inscrit maritime, et il ne lui était pas permis, par les règlements administratifs, de se servir d'un autre engin que de la ligne et de vendre le produit de sa pêche. Certains de ses collègues, jalousant ses qualités, se plaignirent lâchement à l'inscription maritime.
Mais sachant appliquer un règlement avec cœur et intelligence, l'administrateur d'alors refusa d'intervenir.
Et, depuis, Eugénie Tual vécut seule, péniblement, dans l'étroite maisonnette de ses pères bordée de fusains qui dresse son humble façade devant le port du Stiff.
Aujourd'hui, résistant aux atteintes de l'âge et de la maladie, elle dirige encore sa barque au milieu des récifs, mais combien tristement, car elle sent venir le jour prochain où il ne lui sera plus possible de continuer sa pénible besogne.
Et, par malheur, la caisse des invalides de la marine ne s'ouvre que pour les inscrits !